3.6 - Témoignages

I - Une journée historique - L'exil ou la patrie perdue. 

1 - Jean-Jacques : L'été soixante-deux, l'exil - Fuir le chaos - mars 2014

2 - Bernadette Léonelli : Il est des moments où la mémoire va creuser au plus profond de nous-même et charrie pêle-mêle les moments de bonheur et ceux de la souffrance - mars 2014

3 - Michèle Succoja : les marins de Mers el Kebir sont venus nous chercher - 26 mai 2016

 

 

1 - Jean-Jacques : L'été soixante-deux, l'exil - Fuir le chaos - mars 2014

 L’été soixante-deux, l’exil.

Fuir le chaos

Jean-Jacques et sa famille quittent Oran au cours de l’été 1962. Lui et sa sœur sont partis dès le mois de juin. Ses parents les rejoignent dans le nord de la France au début du mois de juillet après que la ville eut été saccagée par la population musulmane.

Un matin, sans que rien ne se soit passé, on annonça que la guerre était perdue et qu’il fallait partir. C’est ce jour-là que mon père a compris qu’il faisait partie des vaincus et qu’il devait fuir. Il devra abandonner à jamais le théâtre de son inquiétude, à jamais. Car, lui avait-on fait comprendre, jamais il ne pourra revenir. L’inexorable de la situation lui venait du dehors sans qu’il eût jamais compris ce qui était arrivé. Il savait seulement qu’il devait laisser tout ça, là, en attente.

Je crois qu’il n’était jamais venu à ma mère la force de penser qu’il était peut-être possible de vivre encore chez nous, avec les Arabes. Ce devait être tout ou rien. Elle avait choisi rien. Le désespoir avait fait son œuvre.

Quand ils partirent définitivement de la villa, après avoir pris ce qu’il pouvait prendre, je suppose qu’ils ont fait un tour dans les vastes pièces de notre maison, qu’ils les ont regardées l’une après l’autre un court moment, qu’ils ont accompli les gestes habituels qui expriment le regret et la lassitude, probablement touchant de la pomme de la main le bois d’un meuble, l’arrondi d’une rampe, le plâtre d’un mur, que leur visage a été faiblement éclairé par les reflets du soleil naissant ou couchant sur le marbre blanc de notre grand escalier, que leur voix a tremblée quand ils se sont dits quelques mots.

Ma mère a suggéré de laisser le gaz ouvert pour que tout s’embrase. Mon père ne l’a pas voulu. Il a fermé la porte à clé avant de partir. Ils sont descendus en ville, il pensait que c’était plus sûr, ils se sont faits courser le 4 ou 5 juillet par les Arabes absorbés par l’ivresse de vengeance.

Mon père a voulu donner sa moto, à son vieil ami Belbachir qui a pleuré. Autour des deux amis, on vidait des appartements abandonnés de leurs meubles pour les vendre. Notre vie était devenue un souk, un gigantesque bazar plein d’ivresse et de sang, où les lits encore faits, les armoires encore pleines de chemises, de robes, de fantômes évanouis, côtoyaient sur les trottoirs les flaques rouges, les douilles de balles, la vaisselle brisée et les poubelles renversées. On vendait tout, alors qu’on aurait pu tout prendre.

Les deux hommes ont croisé leur regard au sein d’une même fatigue. Belbachir n’a pas pu dire : « reste, ne t’en va pas. » Belbachir a voulu dire quelque chose en saisissant le bras nu de mon père. Leurs chairs se sont attardées l’une contre l’autre un court instant, au milieu de toute cette infamie. Personne n’aimait ça, personne ne voulait endosser ce désastre.

Après, je ne sais pas, ils sont partis pour la France, ils nous ont rejoint dans le Nord. C’est sur le quai d’une gare, celle de Saint-Quentin, que je les ai revus, après tout ça. Le père marchait derrière, la mère a accouru. Ils nous ont repris et c’est tout.

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Blason d'Oran

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Fuir le chaos

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I - Une journée historique - L'exil ou la patrie perdue.

2 - Bernadette Léonelli : Il est des moments où la mémoire va creuser au plus profond de nous-même et charrie pêle-mêle les moments de bonheur et ceux de la souffrance - mars 2014

Il est des moments où la mémoire va creuser au plus profond de nous-mêmes et charrie pêle-mêle les moments de bonheur et ceux de la souffrance.

La tendresse qui nous unissait se transforma en forteresse, ce qui nous permit d’affronter l’adversité en arrivant sur le sol de l’amère patrie.

J’ai grandi au sein d’une famille unie et heureuse, une famille au sens large du terme comme il y en avait beaucoup chez nous. Tantes, oncles, cousins, cousines, etc. Nous nous rencontrions très souvent, nous nous aimions beaucoup. Respect, bienséance, politesse, autant de principes inculqués dès la plus tendre enfance. Principes que nous appliquions naturellement et qui nous revinrent en mémoire comme autant de lames de rasoir pendant nos douloureuses tribulations de « Rats-pas-triés », alors que nous nous sentions si humiliées, si peu à notre place, accusées de fautes que nous n’avions pas commises… Obligées de vivre dans un environnement hostile et vulgaire.

Maman fit elle est aussi un mariage d’amour, le mariage couronné par la naissance de deux filles. Mon père officier de gendarmerie mourut des suites de ses blessures de guerre. Il fut cité à l’ordre de la Nation à titre posthume. « Pour services inestimables rendus à la nation… ». Maman retourna vivre chez ses parents, sa douce maman, ma grand-mère nous entourait d’une infinie tendresse. Mon oncle son frère aîné devint notre tuteur légal.

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On nous cacha la mort de notre père en disant qu’il était en Indochine… J’avais 7 ans, ma sœur trois ans. Je me mettais souvent à la fenêtre et scrutais l’horizon dans l’espoir de voir apparaître ce bel officier, imaginant la joie des retrouvailles ! Je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux, c’est ainsi que je découvris dans la page nécrologique de la Dépêche de Constantine : « la messe des 40 jours à la mémoire de Monsieur Jacques LEONELLI aura lieu… ». Je compris que les larmes et les vêtements noirs de maman n’avaient rien à voir avec la lointaine Indochine !

Devant mon chagrin de petite fille, un prêtre même mit la main sur l’épaule et me dit tendrement : « Tu sais, Dieu cueille les plus belles fleurs de son jardin ». Je décidai d’y croire ! Aujourd’hui encore je le crois ! Pauvre jardin qu’allait-il devenir !

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L’orage qui grondait nous fit comprendre qu’il valait mieux partir « pour quelques temps… ». Nous étions si sûres de pouvoir revenir… Juste le temps des vacances ! Mon oncle nous encouragea dans ce sens en nous disant qu’il nous ferait parvenir d’autres affaires au cas où… Il le fit en effet, mais elles ne parvinrent jamais à destination !

Vint donc ce maudit mois de juillet 1962 ! Si toutes les fées de la famille se penchèrent sur mon berceau le 3 juillet 1942, ce 3 juillet 1962, jour de mes 20 ans, les dieux de la mer se déchaînèrent pour nous glacer le corps autant que l’était le cœur !

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Arrivée à Marseille… Le spectacle de la désespérance me fit faire une promesse : je n’oublierai jamais… Cet arbre éclaté dans chaque branche arrachée était jeté au hasard !

Perpignan, Paris, Marseille, etc. notre avenir immédiat s’appelait : Arles – où nous avions de la famille. La prolongation de nos vacances se transforma en triste certitude ! La préfecture où travaillait maman, l’ORTF où j’effectuais un stage de présentatrice de radio nous déclarèrent que nos salaires étaient devenus propriété de l’État algérien ! Il fallait rétablir le plus tôt possible nos dossiers de rapatriés. Hélas ! La préfecture d’Arles nous fit comprendre que nous ne pouvions pas rester dans cette ville, la région étant sursaturée de … On nous conseilla de choisir entre : Annecy, Nancy, ou Nevers… Nous devions reprendre nos études, nous choisîmes Annecy.

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« Le lac vous rappellera la mer » nous avait dit la secrétaire de préfecture pressée de nous voir partir. Ajoutant sadiquement : « Vous y êtes attendues… » Bien évidemment Annecy nous attendait pas plus qu’Arles et nous dûmes nous battre pour pouvoir y rester. « Non seulement nous ne vous attendions pas mais si on nous avait prévenus de votre arrivée, nous aurions refusé. Nous ne pouvions que vous offrir des billets de retour… » (Par la suite informée de notre mésaventure, ma tante alla trouver à la Préfecture d’Arles cette secrétaire zélée, lui fit part de l’accueil qui nous fut réservé et lui dit : « Pour avoir agi comme vous l’avez fait, il ne fallait pas avoir de cœur, je ne vous souhaite pas de mal, il viendra tout seul … ! (prémonition : l’immigration maghrébine à Arles est très mal vécue).

-« Qu’à cela ne tienne, répondit maman, nous allons camper ici… ». Devant notre détermination, la Préfecture nous donna quelques adresses de pension de familles (qui s’avérèrent périmées), nous délivra des bons de repas… et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous invita à rédiger un dossier.

Face à la Préfecture il y avait un hôtel et aussi naïves que nous pouvions l’être, nous avons imaginé y séjourner durant quelques jours juste le temps de compléter notre dossier. L’accueil qui nous fut réservé dans cet hôtel nous fit vite comprendre que nous n’étions pas les bienvenues. Table au fond du jardin, vaisselle ébréchée, couverts jetés en travers de la table… Lorsque nous étions dans la chambre, il n’était pas rare de voir la porte s’ouvrir brusquement et de se sentir fusillées du regard. Qui sait ? Nous étions probablement sur le point d’amorcer une bombe !

La lenteur des services préfectoraux, les longues files d’attente nous firent vite comprendre que nos économies ne résisteraient pas longtemps à ces démarches. Aussi nous acceptâmes de loger dans un centre d’accueil. Je revois ma douce et chère maman, notre forteresse, elle n’avait qu’une quarantaine d’années et essayait de nous insuffler son courage. « Nous sommes condamnées à réussir », disait-elle souvent. « Nous avions la vie sauve… Pensez à tous ceux qui ont laissé des êtres chers, à tous les disparus …

Notre première visite de la ville avant de nous rendre à l’adresse indiquée, fut réservée à une église, plus exactement un presbytère. La porte s’ouvrit sur une cour intérieure. Des personnes allaient et venaient, elles glissaient plus qu’elles ne marchaient. Un prêtre vint vers nous, il s’attendait probablement à notre demande. Un petit appartement, des conseils …. Il se retourna légèrement et d’un geste lent, désigna l’assistance. Devant nous passa une dame, elle faisait et défaisait ses cheveux, les yeux dans le vague. « Elle a perdu ses enfants le 26 mars à Alger », nous dit-il, ajoutant « Adressez-vous à la Préfecture ». Nous en venions ! Nous sommes entrées dans l’église toute proche. Il faisait beau, un rayon de soleil filtrant à travers un vitrail rouge s’écrasait sur le crucifix. Je me mis à fixer ce Christ en croix. Cette tête penchée sur le côté, symbole de souffrance et d’amour m’apparut un court instant comme un grand signe d’indifférence, de mépris.   Je me sentis glacée. Et si Jésus était gaulliste ??? Si lui aussi nous détestait ? Après tout ne disait-on pas que De Gaulle était chrétien ? Est-ce la même croyance qui nous unissait à ce peuple ?

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Je ne savais pas que 5 ans plus tard dans cette même église, je porterai sur les fonts baptismaux un petit savoyard et que son parrain serait un grand mutilé de la guerre d’Algérie.

Le premier centre d’accueil fut une école aménagée à la hâte par la mairie. Le coin des hommes séparé de celui des femmes par un grand drap tendu. Serrées contre maman nous nous endormions ivres de fatigue, de tristesse, ivres de tout. Je me réveillais souvent le matin déçue d’être encore en vie, terrorisée à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à maman. Que deviendrions-nous sans elle ? Comme je l’ai consigné dans mes souvenirs :

« Nous avions appris ce que pleurer toutes les larmes de son corps voulait dire, au point de ne même plus sentir celles qui coulaient sur nos joues respectant le silence de nos pensées… » De nous trois, ce fut ma sœur qui manifesta la réaction psychologique la plus grave. Cette adolescente éclatante de joie, exubérante, devint taciturne, prostrée. Maman décida d’aller voir un psychologue et lui fit part de son souci.

« Alors mademoiselle, que se passe-t-il ? »

La réponse de ma sœur fusa à notre grande surprise, elle qui nous regardait sans trop nous voir.

« Je veux retourner dans mon pays. Je ne me plais pas ici ».

« Mais ce n’était pas votre pays ! » rétorqua avec force le médecin.

« Vous nous l’avez fait croire pendant près d’un siècle et demi » répondit maman en se levant, « il en faudra autant pour que nous l’oublions… »

Nous n’avons pas oublié et nous nous sommes jetées dans la vie avec l’énergie du désespoir. Le temps a déployé son long cortège de mois, d’années … Toujours unies pour partager le bon et le moins bon. A chaque coup de griffe de la vie, la certitude de se sentie aimée, protégée. Je pensais que nous méritions enfin ! de vieillir sereinement t ! Je me sens comme une poupée désarticulée.

Je demande au ciel de faire descendre en moi la paix, la sagesse de l’acceptation.

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Je vous prie d’excuser ma confession, ma chère Simone, cela m’a fait du bien de me confier.

Je vous embrasse.

Bernadette LEONELLI - Mars 2014 


I - Une journée historique - L'exil ou la patrie perdue. 

3 - Michèle Succoja : les marins de Mers el Kebir sont venus nous chercher - 26 mai 2016

Un autre témoignage que je ne peux pas oublier, non plus.

Le 5 juillet 1962 j'étais en vacances chez mes parents Cité des "castors" à Oran. Celle-ci abritait des civils français et musulmans qui œuvraient sur la base de Mers-El-Kebir.

Lorsque les massacres ont commencé vers 10 heures du matin, les marins de Mers-El-Kebir sont venus nous chercher. Mes grands parents, mon frère, ma mère, mon petit chien et moi (mon père était a son travail, sur la base).

Nous sommes montés dans des camions, direction le port où nous avons embarqué sur le porte-avion Lafayette.

Arrivé à Toulon chargement des passagers dans des trains, direction Phalsbourg (super, mon grand-père retournait à ses racines alsaciennes).

Après des « vacances », forcées, dans une maison familiale, on nous a fait comprendre, début septembre, que celles-ci étaient finies et qu’il fallait partir.

Nous sommes redescendus dans le sud et tout le monde s’est éparpillé dans la nature sans même se dire au-revoir.

A Flayosc, une dame avait une grange à nous prêter. C’est l’hiver où il a fait si froid. Nous y avons laissé mes grands parents et mon petit chien.

Mon frère, ayant été enfant de troupe à Koléa, a eu la chance de rejoindre Billom dans le Puits de Dôme.

Ma mère et moi sommes retournées à Oran pour savoir ce qu’était devenu mon père.

Tout l’avons retrouvé sain et sauf, dans notre maison et tous nos voisins musulmans, étaient désolés par ce qui s’était passé. Ce qu’ils nous ont appris était effrayant.

En avril 1963 nous avons fait revenir mes grands parents et mon chien qui ne voulaient pas rester seul en France.

En juillet 1963, j’ai décidé de rentrer en France pour terminer mes études.

L’IREPS de Caen a bien voulu de moi. Diplôme en poche j’ai choisi la Manche et ses 360 kms de côte pour poser définitivement mes valises. Le sport m’a aidé à surmonter mon déracinement et ma solitude, car mes parents ne sont rentrés en France qu’en 1978, mon père étant gravement malade.

J’ai fait toute ma carrière à Saint-Lô, et avec mon compagnon nous avons vécu 43 ans sur une ferme près de Périers où j’ai été Conseillère Municipale.

Après son décès je suis venue m’installer à Pirou-plage avec mes deux chiennes.

26 mai 2016
Michèle Succoja
50 770 Pirou-plage

Lire aussi son témoignage sur le 26 mars : ICI

001 LES CASTORS VUE PARTIELLE 
Cité des "castors" à Oran.

Porte avions Lafayette Toulon WEB
Porte-Avions LAFAYETTE

Ireps

Pirou

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