3.6 - Témoignages

I - Une journée historique - L'exil ou la patrie perdue.

2 - Bernadette Léonelli : Il est des moments où la mémoire va creuser au plus profond de nous-même et charrie pêle-mêle les moments de bonheur et ceux de la souffrance - mars 2014

Il est des moments où la mémoire va creuser au plus profond de nous-mêmes et charrie pêle-mêle les moments de bonheur et ceux de la souffrance.

La tendresse qui nous unissait se transforma en forteresse, ce qui nous permit d’affronter l’adversité en arrivant sur le sol de l’amère patrie.

J’ai grandi au sein d’une famille unie et heureuse, une famille au sens large du terme comme il y en avait beaucoup chez nous. Tantes, oncles, cousins, cousines, etc. Nous nous rencontrions très souvent, nous nous aimions beaucoup. Respect, bienséance, politesse, autant de principes inculqués dès la plus tendre enfance. Principes que nous appliquions naturellement et qui nous revinrent en mémoire comme autant de lames de rasoir pendant nos douloureuses tribulations de « Rats-pas-triés », alors que nous nous sentions si humiliées, si peu à notre place, accusées de fautes que nous n’avions pas commises… Obligées de vivre dans un environnement hostile et vulgaire.

Maman fit elle est aussi un mariage d’amour, le mariage couronné par la naissance de deux filles. Mon père officier de gendarmerie mourut des suites de ses blessures de guerre. Il fut cité à l’ordre de la Nation à titre posthume. « Pour services inestimables rendus à la nation… ». Maman retourna vivre chez ses parents, sa douce maman, ma grand-mère nous entourait d’une infinie tendresse. Mon oncle son frère aîné devint notre tuteur légal.

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On nous cacha la mort de notre père en disant qu’il était en Indochine… J’avais 7 ans, ma sœur trois ans. Je me mettais souvent à la fenêtre et scrutais l’horizon dans l’espoir de voir apparaître ce bel officier, imaginant la joie des retrouvailles ! Je lisais tout ce qui me tombait sous les yeux, c’est ainsi que je découvris dans la page nécrologique de la Dépêche de Constantine : « la messe des 40 jours à la mémoire de Monsieur Jacques LEONELLI aura lieu… ». Je compris que les larmes et les vêtements noirs de maman n’avaient rien à voir avec la lointaine Indochine !

Devant mon chagrin de petite fille, un prêtre même mit la main sur l’épaule et me dit tendrement : « Tu sais, Dieu cueille les plus belles fleurs de son jardin ». Je décidai d’y croire ! Aujourd’hui encore je le crois ! Pauvre jardin qu’allait-il devenir !

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L’orage qui grondait nous fit comprendre qu’il valait mieux partir « pour quelques temps… ». Nous étions si sûres de pouvoir revenir… Juste le temps des vacances ! Mon oncle nous encouragea dans ce sens en nous disant qu’il nous ferait parvenir d’autres affaires au cas où… Il le fit en effet, mais elles ne parvinrent jamais à destination !

Vint donc ce maudit mois de juillet 1962 ! Si toutes les fées de la famille se penchèrent sur mon berceau le 3 juillet 1942, ce 3 juillet 1962, jour de mes 20 ans, les dieux de la mer se déchaînèrent pour nous glacer le corps autant que l’était le cœur !

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Arrivée à Marseille… Le spectacle de la désespérance me fit faire une promesse : je n’oublierai jamais… Cet arbre éclaté dans chaque branche arrachée était jeté au hasard !

Perpignan, Paris, Marseille, etc. notre avenir immédiat s’appelait : Arles – où nous avions de la famille. La prolongation de nos vacances se transforma en triste certitude ! La préfecture où travaillait maman, l’ORTF où j’effectuais un stage de présentatrice de radio nous déclarèrent que nos salaires étaient devenus propriété de l’État algérien ! Il fallait rétablir le plus tôt possible nos dossiers de rapatriés. Hélas ! La préfecture d’Arles nous fit comprendre que nous ne pouvions pas rester dans cette ville, la région étant sursaturée de … On nous conseilla de choisir entre : Annecy, Nancy, ou Nevers… Nous devions reprendre nos études, nous choisîmes Annecy.

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« Le lac vous rappellera la mer » nous avait dit la secrétaire de préfecture pressée de nous voir partir. Ajoutant sadiquement : « Vous y êtes attendues… » Bien évidemment Annecy nous attendait pas plus qu’Arles et nous dûmes nous battre pour pouvoir y rester. « Non seulement nous ne vous attendions pas mais si on nous avait prévenus de votre arrivée, nous aurions refusé. Nous ne pouvions que vous offrir des billets de retour… » (Par la suite informée de notre mésaventure, ma tante alla trouver à la Préfecture d’Arles cette secrétaire zélée, lui fit part de l’accueil qui nous fut réservé et lui dit : « Pour avoir agi comme vous l’avez fait, il ne fallait pas avoir de cœur, je ne vous souhaite pas de mal, il viendra tout seul … ! (prémonition : l’immigration maghrébine à Arles est très mal vécue).

-« Qu’à cela ne tienne, répondit maman, nous allons camper ici… ». Devant notre détermination, la Préfecture nous donna quelques adresses de pension de familles (qui s’avérèrent périmées), nous délivra des bons de repas… et faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous invita à rédiger un dossier.

Face à la Préfecture il y avait un hôtel et aussi naïves que nous pouvions l’être, nous avons imaginé y séjourner durant quelques jours juste le temps de compléter notre dossier. L’accueil qui nous fut réservé dans cet hôtel nous fit vite comprendre que nous n’étions pas les bienvenues. Table au fond du jardin, vaisselle ébréchée, couverts jetés en travers de la table… Lorsque nous étions dans la chambre, il n’était pas rare de voir la porte s’ouvrir brusquement et de se sentir fusillées du regard. Qui sait ? Nous étions probablement sur le point d’amorcer une bombe !

La lenteur des services préfectoraux, les longues files d’attente nous firent vite comprendre que nos économies ne résisteraient pas longtemps à ces démarches. Aussi nous acceptâmes de loger dans un centre d’accueil. Je revois ma douce et chère maman, notre forteresse, elle n’avait qu’une quarantaine d’années et essayait de nous insuffler son courage. « Nous sommes condamnées à réussir », disait-elle souvent. « Nous avions la vie sauve… Pensez à tous ceux qui ont laissé des êtres chers, à tous les disparus …

Notre première visite de la ville avant de nous rendre à l’adresse indiquée, fut réservée à une église, plus exactement un presbytère. La porte s’ouvrit sur une cour intérieure. Des personnes allaient et venaient, elles glissaient plus qu’elles ne marchaient. Un prêtre vint vers nous, il s’attendait probablement à notre demande. Un petit appartement, des conseils …. Il se retourna légèrement et d’un geste lent, désigna l’assistance. Devant nous passa une dame, elle faisait et défaisait ses cheveux, les yeux dans le vague. « Elle a perdu ses enfants le 26 mars à Alger », nous dit-il, ajoutant « Adressez-vous à la Préfecture ». Nous en venions ! Nous sommes entrées dans l’église toute proche. Il faisait beau, un rayon de soleil filtrant à travers un vitrail rouge s’écrasait sur le crucifix. Je me mis à fixer ce Christ en croix. Cette tête penchée sur le côté, symbole de souffrance et d’amour m’apparut un court instant comme un grand signe d’indifférence, de mépris.   Je me sentis glacée. Et si Jésus était gaulliste ??? Si lui aussi nous détestait ? Après tout ne disait-on pas que De Gaulle était chrétien ? Est-ce la même croyance qui nous unissait à ce peuple ?

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Je ne savais pas que 5 ans plus tard dans cette même église, je porterai sur les fonts baptismaux un petit savoyard et que son parrain serait un grand mutilé de la guerre d’Algérie.

Le premier centre d’accueil fut une école aménagée à la hâte par la mairie. Le coin des hommes séparé de celui des femmes par un grand drap tendu. Serrées contre maman nous nous endormions ivres de fatigue, de tristesse, ivres de tout. Je me réveillais souvent le matin déçue d’être encore en vie, terrorisée à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à maman. Que deviendrions-nous sans elle ? Comme je l’ai consigné dans mes souvenirs :

« Nous avions appris ce que pleurer toutes les larmes de son corps voulait dire, au point de ne même plus sentir celles qui coulaient sur nos joues respectant le silence de nos pensées… » De nous trois, ce fut ma sœur qui manifesta la réaction psychologique la plus grave. Cette adolescente éclatante de joie, exubérante, devint taciturne, prostrée. Maman décida d’aller voir un psychologue et lui fit part de son souci.

« Alors mademoiselle, que se passe-t-il ? »

La réponse de ma sœur fusa à notre grande surprise, elle qui nous regardait sans trop nous voir.

« Je veux retourner dans mon pays. Je ne me plais pas ici ».

« Mais ce n’était pas votre pays ! » rétorqua avec force le médecin.

« Vous nous l’avez fait croire pendant près d’un siècle et demi » répondit maman en se levant, « il en faudra autant pour que nous l’oublions… »

Nous n’avons pas oublié et nous nous sommes jetées dans la vie avec l’énergie du désespoir. Le temps a déployé son long cortège de mois, d’années … Toujours unies pour partager le bon et le moins bon. A chaque coup de griffe de la vie, la certitude de se sentie aimée, protégée. Je pensais que nous méritions enfin ! de vieillir sereinement t ! Je me sens comme une poupée désarticulée.

Je demande au ciel de faire descendre en moi la paix, la sagesse de l’acceptation.

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Je vous prie d’excuser ma confession, ma chère Simone, cela m’a fait du bien de me confier.

Je vous embrasse.

Bernadette LEONELLI - Mars 2014 

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