13.2 - BOURRIER Pierre-Yves : je courais la main serrée dans celle de mon grand-père

VI - Les témoignages - Les enfants d'hier et d'aujourd'hui

Je suis le fils unique de pieds noirs et je suis né aux Trois horloges dans le quartier de Bab el Oued. Mon père était colonel dans l’Infanterie de marine (les Marsouins) et ensuite dans le Service de Santé. C’était un ancien combattant 39-45 et d’Indochine. Ma mère était attachée de préfecture à Alger. Mes deux grands-pères sont mutilés de la guerre 14-18. Ils étaient plus qu’attachés à l’Algérie, à la patrie, au drapeau national. Ils étaient de grands Français.

Nous habitions Alger au 9 de la rue de Mulhouse, près du tunnel des Facultés. Le 26 mars 1962, la population de la ville d’Alger apprend que le quartier de Bab el Oued, déjà très pauvre, est encerclé et privé de tout par l’armée. Aussitôt et répondant à un devoir de charité chrétienne, dans un élan de solidarité, les algérois décidèrent d’une gigantesque manifestation pour dégager Bab el Oued, bien que cette manifestation ait été interdite par les autorités. C’était une manifestation pacifique, sans arme et aucun manifestant n’était armé. Mon grand-père, ma grand-mère, ma mère et moi, avons quitté notre domicile vers 13 heures 50. Il y avait déjà énormément de gens qui se dirigeaient vers le Plateau des Glières et la Grande Poste. Mon grand-père portait fièrement toutes ses décorations, légion d’honneur, croix de guerre 14-18 avec 5 palmes, médaille militaire, croix du Combattant volontaire.

Nous avons emprunté l’avenue Charles Péguy. Il y avait des gens de tous âges, des écoliers, des couples des jeunes gens et des jeunes filles, des vieillards. Nous avancions fièrement, drapeau tricolore en tête, nous étions des Français, et soudain retentirent les cris, repris par des milliers de voix « Algérie française » - Algérie française – Algérie française ». Pour nous c’était une manifestation bonne enfant, humanitaire en quelque sorte. La foule grossissait derrière nous et nous poussait vers l’avant. Tout à coup, nous avons franchi le barrage et nous nous sommes engouffrés dans la rue d’Isly. J’ai entendu un cri « n’avancez pas, nous avons ordre de tirer et le barrage a été refermé. Nous étions pris au piège mais nous étions devant.

Tout à coup vers 14 heures 50, les premières détonations ont éclaté et les malheureux qui étaient en queue de cortège se sont fait tirés dans le dos. Le grand cortège s’était dissous et mon grand-père et moi avons été séparés de ma grand-mère et de ma mère, lesquelles on l’a su plus tard se sont cachées dans la cave d’un immeuble. Le plus terrifiant c’était les cris des blessés et les rafales de tir des F.M. Je les entends encore et c’est horrible d’avoir vu cela. Je me le rappelle, je pleurais et je courrais la main serrée dans celle de mon héro de grand-père, nous avons couru puis nous nous sommes aplatis par terre et puis nous avons pris des petites rues pour contourner le lieu du massacre. Nous étions terrorisés et très abattus. Finalement nous avons réussi à passer par une petite rue qui aboutissait à l’endroit où la rue de Mulhouse amorce un virage à gauche. Arrivés à la maison, nous avons trouvé ma mère et ma grand-mère qui pleuraient à chaudes larmes persuadées de notre mort.

Le lendemain mon grand-père et moi, sommes retournés sur les lieux et c’était l’horreur intégrale et nous avons constaté l’ampleur du massacre : vitrines brisées pleines de sang, des vêtements déchirés et tâchés, des sacs à main, des chaussures de femmes à talons aiguille, des écharpes. Des gens hébétés et très choqués se recueillaient devant des magasins où un proche était décédé. Partout du sang dans les vitrines, sur les vitres brisées, dans la rue, sur les murs et d’innombrables impacts de balles. Devant le Crédit Foncier d’énormes flaques de sang et des trainées de sang. J’ai vu les Algérois pleurer et moi aussi je pleurais.

Je ne voudrais pas finir sans rendre hommage non seulement à votre mari qui a tout mon respect et mon admiration mais aussi à deux malheureuses qui ont perdu la vie ce triste jour. J’y étais, et j’aurais voulu les sauver. Bab el Oued, j’y suis né, Jacqueline et Renée aussi :"je tiens à vous remercier de vous être ainsi sacrifier pour la liberté pour la charité, reposez en paix, je ne vous oublierai jamais.

Je veux rendre hommage à Jacqueline Cazayous, basketteuse à l’Algéria Sport, assassinée de deux balles dont l’une dans le cou, tirée par derrière, retrouvée par son père à la morgue, entièrement nue, traitée sans respect. Elle habitait 11 rue Daguerre et nous allions à la même école. Elle aimait jouer avec les enfants que nous étions tous. Tout le monde l’aimait. J’aurais risqué ma vie pour la sauver. Les secours sont venus trop tard, elle a perdu tout son sang. J’entends les rafales, le sifflement des balles, les gens qui crient " Pitié, ne tirez plus, au nom de la France, halte au feu". Je regarde, je pleure, je cours, je gémis de peur. Je les hais, je ne pardonnerai jamais.

Je veux rendre hommage aussi à Renée FERRANDIS, fonctionnaire à la Grande Poste d’Alger, assassinée devant le Crédit foncier. Ses deux sœurs ont été grièvement blessées. Elles étaient domiciliées au Champ de Manœuvres.46 ans ont passé, je ne vous ai pas oubliées. Un jour vous serez vengées.

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La rue de Mulhouse se trouve sur le plan en bas, à droite des Facultés, et de la place Lyautey les manifestants se séparaient en deux flux pour arriver à la Grande Poste
- soit par le tunnel des Facultés qui  débouche dans l'avenue Pasteur puis la rue d'Isly
- soit par la rue Michelet qui se prolonge par la rue Charles Péguy pour se terminer à la "Grande Poste" au Plateau des Glières, devant la rue d'Isly

02

Ma chère Simone,

52 ans ont passé depuis cette tragédie , ce crime d'état odieux !!!

Je revois toujours le sourire de mon amie Jacqueline lorsque je ferme les yeux… Je me rappelle comme elle était douce, timide et réservée, comme j'aimais m'accrocher à elle ! Nous l’appelions Jacquotte et avec nous elle était souriante et enjouée. Pour nous tous de la rue Daguerre, elle était la joie de vivre ! Lorsque j’étais triste ou contrarié, elle savait trouver les mots pour me réconforter

Quelle grande sportive elle était ! Championne de basket et de gymnastique elle pratiquait aussi la danse. C’était une jeune fille merveilleuse, charmeuse et vive. Je me souviens de vacances passées à Baïnem  avec elle.

Le temps n' a pas apaisé mon chagrin, sans compter que j'ai vécu l'horreur le 26 mars et que je me remémore sans cesse les cris des victimes, les rafales de FM, les branches des petits arbres de la rue d’Isly et de la rue Charles Péguy arrachées et gisant à terre, des débris de toutes sortes, les vitrines défoncées et pleines de sang , des chaussures à talons hauts de femme, des écharpes, des vêtements tachés de sang , des véhicules criblés de balles et les chevaux de frise des militaires, du sang sur les murs et sur les trottoirs …

Elle aurait pu être sauvée si les secours étaient arrivés plus tôt. Blessée au cou et à la jambe elle a perdu tout son sang.

Devant le Crédit Foncier les militaires et les CRS retiraient systématiquement les gerbes déposées mais la population algéroise les remplaçait au fur et à mesure, aussitôt. Une pancarte avait été posée là « ici sont morts des patriotes ».

Sa mère accrochait toujours un petit ours au panneau de basket à l’« Algeria » pour lui porter chance.

Je n'aurais jamais dû voir cela, je suis marqué à jamais et je ne pourrai jamais oublier.

J’irai mercredi à l’Eglise du Sacré Cœur de Marseille comme chaque année et je prierai pour le repos de nos martyrs.

Je t’embrasse
Pierre Yves Gilles

 

04 

Jacqueline CAZAYOUS en 1961 avec son père et sa mère

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03

Pierre Yves Gilles jeune

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