11.4 - Jean-Jacques KESSLER, sous-officier au 9ème Bataillon de Zouaves

VI - Les témoignages - Les militaires, les gendarmes, les policiers

TÉMOIGNAGE DE JEAN-JACQUES KESSLER

Sous-officier au 4èm D.I.M. en Oranie puis au 9ème Bataillon de Zouaves à Alger

…………… Les années de guerre passaient avec son cortège de meurtres, d’assassinats, pour atteindre son paroxysme cette terrible journée du 26 mars 1962 où la bête immonde avait programmé l’extermination des Français d’Algérie par un bain de sang.

Vers 9 h 30 ce jour-là, ma section avait été mise en alerte et dès 11 h 30 je me mettais en place à l’entrée de la rue d’Isly, légèrement à gauche, face à la Grande Poste. Je devais interdire l’accès à des escaliers permettant d’accéder au Gouvernement Général par des manifestants.
Nous avons disposé en travers des chevaux de frise (parallélépipèdes de barres métalliques entourées de fils barbelés) et puis nous avons commencé à attendre le début de la manifestation.
Petit à petit les gens sont arrivés ; c’était pour la plus grande majorité des femmes, des enfants et des personnes d’âge mûr car il ne fallait pas provoquer les troupes qui se mettaient en place.

La place était encore clairsemée quand mes hommes et moi avons vu arriver une compagnie du 4ème régiment de tirailleurs qui arrivait du bled, bardés de mitrailleuses (A.A52).

Un affreux pressentiment m’a envahi car, face à une foule désarmée, on ne met pas de mitrailleuses sauf, comme je pouvais l’imaginer, si on avait prévu ce massacre.

Une de leurs sections a formé un barrage à l’entrée de la rue d’Isly en mettant en batterie une mitrailleuse devant l’agence de voyages COOK. Ce qui m’a également surpris c’est que certains avaient leur baïonnette au fusil et mon inquiétude s’était encore accrue.

Vers trois heures la place était noire de monde. Il y régnait une ambiance de kermesse et chacun transportait soit du lait soit de l’eau minérale pour le donner aux habitants de Bâb el Oued qui étaient sans ressources et affamés par les troupes gouvernementales qui, depuis trois jours, bouclaient ce quartier. Déjà on signalait la mort de nourrissons car ils ne disposaient plus ni de lait ni d’eau. Derrière mes chevaux de frise un groupe de jeunes filles plaisantaient avec les jeunes soldats de ma section.

Vers 13 h 30 environ, deux coups de pistolet se sont fait entendre, mais assez lointains un peu comme un signal.

Aussitôt un déluge de feu et de fer s’est abattu sur la foule.

Tous les soldats du 4ème R.T.A. tiraient comme des fous furieux la mitrailleuse lâchaient de longues rafales qui faisaient de terribles ravages. Durand quelques secondes, nous sommes restés comme figés ; puis quelqu’un a crié « les chevaux de frise » …

En effet la place de la Grande Poste avait été complètement bouclée et la foule prise sous le feu du 4ème R.T.A., cherchant une sortie, se pressait contre notre barrage et le premier rang se trouvaient littéralement écrasé contre les barbelés. Nous avons essayé de retirer les chevaux de frise pour leur laisser le passage mais, hélas, dans notre précipitation, les blocs barbelés se sont verrouillés et il nous a été impossible de les déplacer.

Et là, nous avons été les spectateurs impuissants du massacre.

Les jeunes filles qui un instant plus tôt, plaisantaient avec mes hommes, hurlaient de terreur et nous tendaient les mains par-dessus les barbelés. On a essayé de les tirer par-dessus mais leurs chairs se déchiraient au contact de ces maudits barbelés pendant que les balles mutilaient ces pauvres corps. J’avais saisi une main de l’une d’entre elles pour la tirer par-dessus mais rien ne venait.

Je criais de rage et je pleurais en même temps et dans mes oreilles toujours ce bruit des armes qui aboyaient … allaient-elles un jour s’arrêter ?

J’ai lâché cette petite main car à présent elle n’était que le prolongement d’un corps sans vie.

Tout à coup le feu des armes s’est arrêté et un grand silence s’est abattu sur ce champ de morts, seulement troublé par le gémissement des blessés. Et moi, j’étais là, immobile, dans un autre monde, à contempler cette place jonchée de cadavres.

La plupart de mes hommes étaient accroupis ou à genoux se tenant la tête à pleines mains ; beaucoup marmonnant je ne sais quoi, je n’entendais plus rien mais je voulais voir …

Pour pouvoir un jour raconter cette forfaiture, crier au monde entier comment une troupe peut anéantir un peuple.

J’ai passé les barbelés et me suis avancé sur la place. C’était irréel. Des corps partout. Certains méconnaissables. Plus loin des familles entières étaient au sol avec par-dessus le père, les bras écartés, dans un geste dérisoire de protection. Partout des pièces de vêtement, des chaussures, des sacs à main, des bouteilles de lait dont le contenu s’était répandu sur le sol se mêlant au sang des innocentes victimes.

Quelle ironie ! … Ce lait qui devait apporter la vie aux enfants de Bâb el Oued avait donné la mort à ceux qui le portaient.

Mes pas m’avaient conduit devant le magasin PRÉNATAL. A l’intérieur, des corps. Les clientes, sans doute, venues faire des achats en vue de la prochaine naissance. Quatre d’entre elles avaient été massacrées à coups de baïonnette ! Quelle horreur !

Je voulais crier mon dégoût à ce pays qui avait permis un tel carnage.

Oui, aujourd’hui, la France venait de se déshonorer à tout jamais.

Elle perdait le doit de s’appeler « civilisée »Elle venait de rejoindre les pays totalitaires qui avaient agi de même en d’autres temps et d’autres lieux.

Ô combien je regrette en cet instant tout ce sang qu’on a versé pour elle …

Si un jour quelqu’un me demandait si l’armée de la République avait, en Algérie, commis des actes contre l’honneur, alors je lui demanderais à mon tour : « à combien d’enfants il avait tiré le pieu qui l’empalait ».

Informations supplémentaires