7.7 - Jonction Rue CHANZY - Rue d'ISLY

VI - Les témoignages - Grande Poste les manifestants

3 - FERRER CERDAN Jean-Pierre : des personnes au regard hagard, en larmes, erraient, perdues, déboussolées

LE 26 MARS 1962 : RUE D'ISLY
(Extraits)

Comme une traînée de poudre l'information avait circulé. D'un commun accord entre les copains du quartier, Européens et Musulmans nous avions décidé de nous joindre à cette manifestation.(Je me demandais quand les Algérois travaillaient tant il y avait de manifestations, cortèges et autres réunions ...). Ma sœur, Marie Françoise, âgée de 15 ans et demi, s'était jointe à nous, et, moi-même je n'avais pas encore 17 ans. Elle était la seule fille du groupe.

Nous descendions la rue de Mulhouse, insouciants et plaisantant comme il est bon de le faire à notre âge. Nous arrivions, place Lyautey, ce carrefour qui est l'aboutissement ou le départ du boulevard Saint Saëns, de la sortie du tunnel des facultés, de la fin de la rue Michelet et du début de la rue Charles Péguy. Cette dernière est intermédiaire entre la rue Michelet et la rue d'Isly. Nous longions les Facultés et l'Otomatic, brasserie mythique des étudiants algérois. Les autres brasseries très fréquentées par la jeunesse : Les Quat Z'arts, la brasserie des Facultés lui faisaient presque face . Au bas de la rue de Mulhouse à la sortie du tunnel des facultés, Jean-Paul Soler, D. de Ubeda et Paul Arfi se joignirent à nous.

Nous entendions la foule digne chanter la Marseillaise.

Une chenille immense descendait de la rue Michelet  avec des banderoles affichant notre détermination de rester Français sur une terre française. L'Algérie n'était pas une colonie ordinaire. L'Algérie, c'était la France. L'Algérie était découpée en plusieurs départements (.......... )

Les drapeaux Bleu Blanc Rouge apportaient de la couleur aux banderoles blanches. Comme à chaque cortège, les anciens combattants de 14/18 ou 39/45 ouvraient la marche et arboraient fièrement leurs décorations et médailles militaires, clairons et tambours en tête. dans la foule, jeunes, vieux, parents avec leurs enfants sur les épaules se tenaient au coude à coude . Il n'y avait pas que des Pieds-noirs, une population de toutes confessions se dirigeait vers Bâb el Oued. Courageux, car ce n'était pas la porte à côté, il y avait bien sept à huit kilomètres des Facultés à Bâb el Oued.

Notre petit groupe se joignit au cortège en faisant en sorte de rester tous les uns  près des autres.

Nous marchions sous les platanes déjà feuillus et y allions de notre plus belle gorge pour chanter et clamer des slogans hostiles aux vendeurs de l'Algérie et bienveillants à ceux qui nous défendaient.

En arrivant à hauteur du Coq Hardi, autre brasserie célèbre pour les inconditionnels du RUA, je fus surpris de constater que deux camions militaires étaient arrêtés perpendiculairement à la chaussée. Des barrières de fil de fer barbelés avaient été déroulées de telle manière qu'il était impossible de contourner les véhicules. Seule une ouverture existait entre eux, passage assez étroit, car également garni de barbelés et gardés par quelques soldats français, coiffés du képi de la Coloniale ou des Tirailleurs. Nous pouvions apercevoir, plus bas, d'autres camions kaki stationnés rue Monge. Le militaire chargé de nous laisser circuler, écartait à peine les barbelés, empêchant ainsi le cortège de les traverser trop rapidement. Au moment où notre groupe passa, le jeune métropolitain prononça une phrase qui depuis quarante ans est restée gravée au tréfonds de ma mémoire , je l'entends encore aujourd'hui  comme si j'y étais. Il dit le plus simplement du monde :"allez passez vite avant que ça ne commence ..." phrase anodine sur le moment, passée inaperçue  mais combien importante pour les minutes qui allaient suivre. Toujours ensemble, nous traversâmes le plateau des Glières. Aucun autobus n'attendait ses voyageurs. Dans le jardin, derrière les arrêts d'autobus, la statue de Jeanne d'Arc  nous regardait passer avec son épée dirigée vers le ciel ; elle semblait nous montrer le chemin.

Une chose nous avait complètement échappé : toutes les rues transversales qui accédaient à la rue d'Isly étaient fermés par des barbelés. Ainsi nous ne pouvions pas revenir par la rue Edouard Cat ou la rue Ballay ou le boulevard Laferrière sur notre gauche. Il en était de même à droite pour accéder à la rue Chanzy ou à l'avenue du 9ème zouave. (...)

Nous approchions de la Grande Poste à l'architecture néo-arabe avec sa dizaine de marches pour y accéder. En face assis à même le sol , devant la maison de la presse, je vis, sans vraiment y prendre garde non plus, une dizaine de militaires arabes, dans une tenue vestimentaire, qui ne ressemblait en rien à notre armée, même en treillis. Leurs casques aussi étaient différents des casques français, moins larges. Ils portaient juste au-dessus de la visière deux caractères blancs : W.III ou W.IV. Aucun militaire français n'avait d'inscription su son casque. La marque distinctive de son arme est mentionnée sur la médaille pendue au bouton de la poche gauche de sa chemise ou sur un écusson de tissu cousu sur sa manche. (...).

Des fusils mitrailleurs étaient posés devant eux, soutenus par leur trépied. (...)

Mon regard se dirigea inconsciemment vers les terrasses des immeubles. Ces constructions du début du siècle n'avaient que trois ou quatre étages. Des militaires armés y étaient postés nettement visibles....  Nous venions à peine de dépasser la Grande Poste quand les premiers coups de feu claquèrent. On nous tirait dessus. Une mitraillade très fournie.... Qui ? D'où? Des lapins ! Une cible d'une facilité enfantine .... (...) Nous courûmes, nous courûmes droit devant, mais pour aller où ? ...

(...) Ma tête était vide ...ma sœur .. où était-elle ? Je ne la voyais plus. Les armes crépitaient. Je m'arrêtai terrifié, cherchant derrière, à droite ou à gauche. Je levai la tête pour essayer de voir plus haut plus loin : elle était devant, avec une partie des copains du quartier. Elle courait plus vite que moi. Des hommes, des femmes, des enfants tentaient d'ouvrir les entrées d'immeubles pour se protéger. (...).

Nous courions toujours descendant la rue d'Isly. Nous passâmes le Milk Bar, la place du Maréchal Bugeaud sur notre gauche avec sa statue; derrière lui, les bâtiments de la Xème Région militaire. Nous traversâmes la place en diagonale et pénétrâmes dans un immeuble dont la porte était restée ouverte. Nous la refermâmes d'un coup sec et gravîmes un ou deux étages pour trouver un hypothétique abri : un appartement qui s'ouvrirait pour nous accueillir. Rien toutes les potes restaient fermées.

Nous étions tous là mais nous ne savions pas ce qui s'était exactement passé. Le calme, dehors, semblait revenir. Les coups de feu étaient moins fournis et paraissaient lointains. Nous redescendîmes au rez de chaussée pour sortir et revenir au quartier. Mal nous en prit car, alors que nous ouvrions la porte une salve partit de l'immeuble d'en face ou de la Xème Région et les balles s'écrasèrent sur le mur de l'entrée. Putain ! Tirer sur des gosses ! ... Il nous fallait encore attendre. Nous étions assis sur les escaliers de marbre usés  dans l'immeuble.

Le calme revint complètement. Nous tentons une autre sortie,  plus rien; plus un bruit; un silence assourdissant et pesant nous enveloppait. Tout était fini. Cela avait duré 12 minutes. Un siècle ! ...

Des personnes au regard hagard, en larmes, erraient, perdues, déboussolées. Elles cherchaient ceux avec qui elles étaient, il y a un instant. D'autres tiraient derrière elles des lambeaux de banderoles et des drapeaux maculés de sang.

Nous grimpâmes en courant les escaliers de la rue Généraux Morris sur notre droite. Ils rattrapaient la rue Dupuch. Nous nous dirigeâmes vers le boulevard du Télémly, les hauts murs du stade Leclerc s'élevaient en face de nous. A l'intersection de boulevard de Tassigny et du Télémly, près du Viaduc, quelques camions militaires étaient stationnés. Abrités derrière chaque roue, un genou à terre, armes au poing, des gardes mobiles semblaient encore attendre l'attaque d'un ennemi virtuel. Nous rîmes en passant près d'eux. Ils braquèrent vers nous leurs pistolets mitrailleurs t nous demandèrent si c'était fini.  (...)

De retour au quartier, des claquent nous accueillirent, mais il y eut aussi beaucoup de larmes de joie. Nous étions tous revenus sains et saufs. Toute la manifestation et les évènements avaient été retransmis en direct par Europe 1 et RMC ;  donc nos parents savaient ce qu'il s'était passé. Ils étaient restés les oreilles collées aux transistors, hébétés, impuissants.

Aux actualités du soir, aucune information sur ce terrible après-midi  ne fut diffusée par Europe ou par RMC. Les quotidiens et hebdomadaires nationaux furent censurés par le pouvoir gaulliste et retirés des kiosques.

Jean-Pierre FERRER - CERDAN
Saint Laurent du Var
5 février 2002
RECUEILS : extraits
Texte déposé

Sur une des photos, mon père , ma mère et ma sœur, sur l'autre, mon père sortant une bûche de Noël - 1960.

Sur la photo suivante le quartier où se trouvait  la boulangerie  :  elle est à l'intersection de la rue de Mulhouse, de la rue Danton et des escaliers  Cornuz qui montent au Télémly.

Les photos 2632 et 26332 sont extraites de l'ouvrage "Un crime sans assassins" . J'y ai rajouté le départ  "à partir d'ici" et l'endroit où nous nous trouvions , quand les tirs ont commencé à la hauteur de la rue Chanzy.

En haut de la photo, l'endroit où nous nous sommes réfugiés.

Les tirs sur nous sont donc partis de l'Etat Major ou des terrasses en face. On ne peut pas dire que ce sont les tirailleurs -ALN qui l'ont fait.

J'ai trois photos, reçues d'une amie (nièce de Watin, celui qui a loupé De Gaulle au Petit Clamart) de Montréal, qui habitait tout près de la Poste. Leur immeuble a été mitraillé. On voit nettement que les tirs ne pouvaient pas provenir de la foule, 3 ou 4 étages plus bas.

Jean-Pierre FERRER CERDAN - Nice 10 mai 2010

Sur l'une des photos mon père, ma mère et ma soeur - 1960

01

Mon père sortant une bûche de Noël - 1960

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Photos de la boulangerie rue DANTON aujourd'hui

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Plan de notre quartier au dessus des facultés et de la rue MICHELET qui va vers la Grande Poste.

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Plan de mon départ pour la manifestation

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Plan de ma position au moment où la fusillade a commencée

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