7.7 - Jonction Rue CHANZY - Rue d'ISLY

VI - Les témoignages - Grande Poste les manifestants

2 - AMIZET Yves - il me répond "je te jure je n’ai pas tiré"

(Des témoignages d’Yves AMIZET ont été publiés dans le Livre Blanc, le « Livre interdit » dès sa parution en 1962)
Le 26 mars en début d’après-midi le Centre-Ville d’Alger est interdit à la circulation automobile par des blindés de CRS ou de gendarmes mobiles disposés en travers des voies d’accès. Par contre, chose étrange pour une manifestation urbaine interdite il n’y a pas de barrages pour les piétons.

Des dizaines de milliers de personnes convergent donc vers la Grande Poste, lieu de rassemblement du cortège qui doit emprunter ensuite la rue d’Isly, la rue Dumont d’Urville, la rue Bab Azoun puis la rue Bab el Oued.

Il y a principalement des hommes et des femmes de tout âge, de toute condition mais aussi quelques enfants. Plusieurs personnes portent des drapeaux tricolores à l’exception de toute pancarte ou banderole. En l’absence de tous slogans, cris ou chansons, la foule s’écoule lentement dans un silence absolument impressionnant qui accentue le caractère de gravité pacifique. Aucun manifestant, je dis bien aucun, ne porte une arme quelconque.

Personnellement je me situe vers le début du cortège, mais non à sa tête, cortège qui lorsque j’arrive à la Grande Poste est déjà engagé dans le rue d’Isly et arrive à la place Bugeaud. Juste avant l’embranchement de l’avenue Pasteur avec la rue d’Isly une section de militaires, européens pour la plupart en tenue de combat et fortement armés est disposée en travers de la route mais ce barrage est très lâche et laisse passer les manifestants très facilement, les soldats sont manifestement mal à l’aise et le dialogue s’engage avec les manifestants.

Le lieutenant commandant la section, très embarrassé aux questions concernant une éventuelle répression brutale, répond « nous avons des ordres » et fait replier ses hommes sur le trottoir pour laisser le libre passage sur la chaussée tout en indiquant « la relève arrive »… Ce mélange intime et jusque là neutre sinon pacifique est quelque peu irréaliste…. pour une opération de maintien de l’ordre en milieu urbain comme le fait que l’armement est un armement de combat : pas de matraques ni de grenades lacrymogènes mais des armes automatiques individuelles et collectives.

Pendant que j’avance lentement, une section de relève débouche effectivement de la rue Chanzy (venant sans doute du boulevard Bugeaud) et se mêle au cortège. Elle est composée de tirailleurs musulmans, manifestement tendus et nerveux dont on saura plus tard que la plupart d’entre eux découvraient la grande ville et à fortiori une manifestation urbaine. Je note sans savoir si ce détail a une signification, que leur casque lourd porte un petit rectangle vert. Quant à leur armement il est impressionnant : pistolets mitrailleurs, fusils, fusils mitrailleurs.

J’affirme sur l’honneur que, en tout cas, dans cette zone aucun coup de feu n’a été tiré, en provenance des manifestants, de la troupe, ou des terrasses d’immeubles, occupées d’ailleurs par les militaires. Je suis à l’angle de la rue Chanzy et de la rue d’Isly, sur le trottoir devant la vitrine de sous-vêtements Setamil, en compagnie d’un collègue du crédit agricole beaucoup plus âgé que moi, Pierre Yarendji.

Soudain pratiquement à mes côtés, sans aucune sommation et sans élément nouveau, un sergent musulman de grande taille lève son pistolet-mitrailleur Mat 49 vers le ciel et envoie une rafale. Il n’est pas tout à fait 15 heures.Aussitôt la fusillade éclate et les armes se mettent à cracher le feu de toute part. Instinctivement je tourne à droite dans la rue Chanzy mais les soldats placés dans la rue, à son intersection avec le boulevard Bugeaud, à une centaine de mètres à peine, ont ouvert le feu. Je me jette à plat ventre sur le trottoir, mon collègue Yarendji à demi couché sur moi et d’autres personnes ont fait de même.

Je vois à ma gauche dans le caniveau un homme essayant de s’abriter derrière une voiture en stationnement et les soldats rectifier leur tir pour essayer de l’atteindre. La fusillade est intense et tous azimuts. Certaines rafales sont tirées en l’air car nous recevons des éclats de ciment provenant des façades ou des balcons. On entend les rafales sourdes des mitrailleuses 12,7 des blindés des gendarmes mobiles qui, on le verra plus tard, ont balayé l’avenue Pasteur en enfilade et abattu de nombreuses personnes portant d’horribles blessures notamment dans le renfoncement du magasin Claverie (à côté de Setamil) où elles avaient cru trouver refuge.La fusillade continue avec la même intensité pendant 10 à15 minutes sans doute : difficile d’en apprécier la durée exacte !…. j’ai l’impression de chercher à m’incruster dans le trottoir.

J’aperçois à une cinquantaine de mètres à gauche dans la rue Chanzy devant le cinéma Midi-Minuit un lieutenant de type européen (on saura plus tard qu’il était Kabyle) son pistolet à la main, crier « halte au feu » ! À plusieurs reprises avant de reculer dans le hall du cinéma pour ne pas être atteint par les tirs venant du boulevard Bugeaud, ce qui fut le cas pour des soldats atteints par les balles de leurs camarades.Au bout de ce qui me semble une éternité, les tirs s’espacent puis s’arrêtent. Un silence pesant s’abat quelques secondes sur une odeur de poudre et de poussière puis des cris de douleurs, des gémissements, des hurlements montent de partout.

Je me relève au milieu des corps déchiquetés, de blessés couverts de sang, de personne indemnes comme moi mais hagardes. Je me tâte partout : incroyable mais je n’ai rien ! par contre mon collègue Yarendji a les jambes couvertes de sang. Très rapidement je constate qu’il a pris une balle en séton dans la fesse mais il arrive à se relever. Je relève également une jeune fille qui saigne du ventre et se plaint doucement. Nous gagnons à 20 mètres à droite l’entrée d’un immeuble. Un tirailleur musulman est là, hagard, le fusil à la main. Je lui dis en arabe « au nom de Dieu qu’as-tu fait ? ». Il me répond « je te jure, je n’ai pas tiré, regarde mon fusil il est froid ! » et effectivement le canon de son MAS 36 est froid : lui au moins n’a pas participé à la tuerie.

Nous entrons dans le cabinet d’un chirurgien dentiste. La jeune fille s’affaiblit de plus en plus, en raison sans doute d’une hémorragie interne et meurt rapidement dans mes bras alors que je tentais d’apaiser son angoisse par des paroles, hélas dérisoires, que l’on peut prononcer en pareil cas. Je décide d’emmener mon collègue Yarendji à pied vers la clinique Lavernhe pas très éloignée, après que nous lui ayons posé un pansement provisoire. Dehors c’est un vrai champ de bataille : des corps inertes, des blessés, du sang, des vêtements, des rescapés hébétés ou servant de secouristes bénévoles aux secours rapidement arrivés sur place (les premiers ont essuyé les tirs des militaires) et qui continuent à affluer.

Les militaires ont été promptement rassemblés et retiré du périmètre.Après avoir déposé mon collègue à la clinique et pour rejoindre ma voiture garée loin du quartier, je dois encore passer devant les gendarmes mobiles et leurs blindés, les mains en l’air et sans un geste de trop !La suite est connue... les cadavres évacués à la sauvette et nuitamment de la morgue vers les dépositoires des cimetières sans que les familles y aient eu accès, les communiqués mensongers de l’Autorité Militaire prétendant que les unités avaient essuyé des tirs, l’absence de réponses aux questions des parlementaires, la publication d’un Livre Blanc aussitôt interdit, etc.…..etc.…..

Avec le recul du temps et l’accès aux archives après la prescription soixantenaire, les historiens établiront, je l’espère, le récit exact de cette journée honteuse qui vit l’Armée Française tirer sur des civils désarmés et porteurs du drapeau national qu’ils auraient dû défendre et honorer ensemble. La corrélation sera sans doute faite entre les événements sans lien apparent dont nous n’avions pas soupçonné qu’ils aient pu être, hélas, annonciateur d’un carnage prémédité.

Yves AMIZET 2 Place Bichat 39 000 Lons le Saunier.

Un lieutenant, son pistolet à la main, crie "halte au feu".



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