7.6 - Intersection avenue Pasteur – rue d’Isly

VI - Les témoignages - Grande Poste les manifestants

4 - MAGGIA Yves - Ce n’est que 40 ans après  

Ce n’est que quarante ans après ce 26 mars 1962 que j’ai pu dépasser le traumatisme ressenti dans cette effroyable journée et essayer de relater ce que j’y ai vécu. Mais les mots ne traduiront jamais le choc psychologique ressenti au plus profond de l’être lorsque nous nous sommes vus, je me suis vu sous le feu de l’armée française tirant, nous tirant dessus à bout portant, nous des Français manifestant pacifiquement notre volonté de rester français sur notre terre française. Cet effet indélébile nous a brûlé comme au fer rouge.

Je suis parti de mon domicile – 35 rue Sadi Carnot – à pied, comptant bien me rendre à ce rassemblement rue d’Isly. Par chance, mon épouse n’ayant pu trouver quelqu’un pour garder le petit, ne pouvait m’accompagner. Il était environ quatorze heures. J’ai donc remonté la rue Sadi Carnot, le boulevard Baudin et donc la rue du 9ième Zouave puis j’ai traversé le boulevard Laferrière et longé les escaliers de la Grande Poste. De nombreux passants de tous âges allaient au rendez-vous et de nombreux engins militaires, comme nous étions habitués à en voir autour de nous depuis longtemps, stationnaient ici et là. Rien ne nous laissait prévoir à cet instant le drame qui allait se jouer, dans les dix minutes suivantes.

Il était environ quatorze heures trente, quatorze heures quarante au mieux. Tous paraissaient ravis de manifester leur soutien à nos compatriotes de Bâb el Oued, prisonniers dans leur ghetto. Le temps de traverser le débouché de la rampe Bugeaud, me voici devant le Crédit foncier, à l’angle de la rue d’Isly. Je continue ma route sur le trottoir droit de la rue d’Isly en direction de Bâb el Oued. Arrivé au numéro 62, un barrage de soldats qui faisait face à la rue d’Isly et que je voyais de dos, coupait la rue. Je longeais d’abord la façade sur quelques mètres en direction d’une bijouterie sur le seuil de laquelle se trouvait un groupe de trois ou quatre personnes.

Je pensais que le propriétaire du magasin commentait l’événement avec des amis. En traversant devant les soldats, je m’aperçois que le premier est un musulman en treillis et coiffé d’un casque lourd, il tient fermement un fusil mitrailleur à deux mains. Je ne suis même pas choqué de remarquer que le fusil mitrailleur n’est pas porté en bandoulière. Face à moi, au barrage, une foule, drapeaux en tête, refluait de la rue d’Isly vers la Grande Poste.

A peine arrivé au milieu de la chaussée et à environ trois mètres du barrage, car je traversais en diagonale, la première rafale éclata juste derrière moi sans qu’aucune détonation ne se soit fait entendre auparavant. Instinctivement je tourne la tête dans sa direction et je vois les personnes qui se tenaient devant la bijouterie tomber comme château de cartes. Derrière eux la vitrine volait en éclats et le soldat qui tenait le fusil mitrailleur sautait dans la vitrine éventrée en continuant à tirer. Mon instinct me propulsa vers la première entrée d’immeuble devant moi.- c’était le 51 ou le 55 - . Le mitrailleur debout devant la vitrine éclatée, continuait à arroser la rue de son feu, tirant par petites rafales de trois balles, en éventail sur la largeur de la rue.

En posant le pied sur le trottoir j’entendis les petites rafales arriver sur moi. Au seuil de l’immeuble, une dame blonde me bouscula pour passer devant moi. La pauvre m’a sauvé la vie en perdant la sienne puisqu’elle prit la rafale en pleine tête. Un balle effleura la manche gauche de mon costume qui garda une auréole de sang autour de la brûlure qui avait endommagé le tissu et ce n’était pas le mien car je n’ai pas eu la moindre blessure. Ce devait être une des balles qui avaient tué la dame blonde et ricoché sur ma manche. C’est à cet instant précis que j’entendis le lieutenant hurler « Halte au feu – Halte au feu ». Aidé d’une autre personne je tirais le corps de la malheureuse dame blonde à l’intérieur du couloir de l’immeuble et nous recouvrîmes sa tête ensanglantée de sa veste.

Plusieurs personnes au milieu de la rue d’Isly s’étaient allongé par terre au lieu de se sauver et cela explique que beaucoup de blessés l’ont été aux pieds et aux jambes. On continuait à tirer au dehors. Je courus au premier étage. Les tirs continuaient. Je m’engouffrais dans les locaux d’un bureau dont la porte était ouverte. Plusieurs personnes étaient à plat ventre au sol car on tirait maintenant dans les persiennes des fenêtres closes. En rampant, nous allions, les uns après les autres, téléphoner à nos familles. C’est ainsi que je pus rassurer mon épouse qui, à notre domicile, avait suivi la relation de ce drame à la radio sur les ondes d’Europe n°1.

Quand plus tard, lorsqu’il nous a semblé que les tirs avaient cessé pour de bon, nous avons pu sortir, un spectacle apocalyptique s’offrit à nos yeux effarés : des corps étendus sur la chaussée, des cris, des gémissements, trois hommes en soutenaient un autre, contenant ses entrailles à deux mains, des visages affolés, épouvantés, du sang partout……..cette vision me poursuivra, j’en suis certain, le restant de mes jours. Je repris la direction de la rue Michelet pour rentrer chez moi comme un automate et je rencontrais des CRS à la hauteur de l’arrêt des bus, au centre de la place de la Grande Poste. Ils me laissèrent passer sans rien dire. A ce moment-là, je vis que mes chaussures étaient recouvertes de sang.

Lorsque j’eus rejoint mon domicile, je ne pus m’asseoir avant plusieurs heures tant j’étais tendu, raidi par l’horreur. Dans la soirée nous avons appris que Guy MAZARD, avec qui j’étais allé à la chasse le dimanche précédent, avait été tué sur les marches de la Grande Poste.

01

Yves MAGGIA Né à l’Arba le 02 11 1932
Domicilié de juin 1956 au 30 juin 1962 au 62 rue Sadi Carnot – Alger
Adresse actuelle : 769 Route des Vergers 82200 Moissac.

La croix rouge indique l'endroit où se trouvait probablement Mr MAGGIA.

02

 

Informations supplémentaires