4.3 - RODRIGUEZ François 49 ans

VI - Les témoignages - Bâb el Oued - Les familles des victimes

Témoignage de Georgette Rodriguez épouse Morell pour son père

J’avais 15 ans.

Je viens de prendre connaissance de votre site et c’est avec encore un frisson dans le dos que je lis tous ces témoignages des témoins de Bab el Oued, trop souvent oubliés. Moi aussi j’ai vécu ce terrible après-midi, des souvenirs me reviennent à la mémoire. J’ai aujourd’hui 62 ans et le temps n’a pas tout effacé dans ma mémoire. J’en parle quelquefois à ma fille pour qu’elle n’oublie pas les origines de sa mère et de toute sa famille pied-noir.

Pour tout vous dire, ce 23 mars 1962, nous étions, mes parents et moi, dans notre appartement du 51 boulevard de Champagne, au 5ème étage, le dernier, quand nous avons commencé à entendre des tirs espacés et lointains. Puis les tirs se rapprochent. Chacun sort sur le balcon pour voir et faire des suppositions. Les choses ont l’air de s’aggraver. Alors la peur au ventre chacun rentre chez soi. Dans l’incertitude tout le monde a peur. Le temps passe, on a l’impression qu’on tire de partout. Je suis dans le couloir avec ma mère et notre voisine Madame VILLEMEUX. Mon père se dirige ver les fenêtres du devant dont celle de la cuisine, et toujours ces tirs, qui encore aujourd’hui sont dans ma mémoire.

Ma mère demande à mon père s’il voit quelque chose. A ce moment des rafales plus proches retentissent … Une grande douleur dans la jambe me fait tomber à terre. Ma mère s’affole et appelle mon père : « François, François … » et pas de réponse ? Elle se précipite vers la cuisine et le voit, là, allongé sur le dos avec une flaque de sang qui l’entoure et tout autour de lui, les meubles de la cuisine sont criblés d’impacts de tirs. Nous ne nous rendrons compte de cela que bien plus tard. Elle sort sur le palier en appelant au secours. Des voisins se précipitent pour mon père … Hélas, plus rien à faire … On descend au 3ème étage chez Monsieur SOTOCA et là on regarde ce que j’ai. J’ai un horrible trou qui saigne. Avec les moyens du bord (pas grand-chose en vérité) on me soigne. On se regroupe dans une chambre du fond. Un moment plus tard, arrive une patrouille, laquelle, avec des cris et des menaces, cherche l’OAS au milieu de ces personnes affolées et tremblantes et qui ne comprennent rien. Ils montent dans tous les étages en vociférant. Monsieur VILLEMEUX qui se trouve avec nous au 3ème, sort sur le palier pour aviser que sa femme est au 5ème. Et là, sur le palier, à bout portant [1] le militaire lui tire dessus. Il s’écroule. Monsieur SOTOCA le tire par le bras et le rentre dans la maison. Il est atteint au ventre. On ne peut qu’essayer d’arrêter l’hémorragie... Nous allons tous rester (7 ou 8 personnes) enfermés le reste de l’après-midi dans les placards de l’appartement. Au matin, nous sommes complètement hagards, une ambulance arrive (je ne sais trop comment ?). Elle vient me chercher pour m’évacuer. Bien sûr je résiste car je ne veux pas laisser ma mère qui est dans un état affreux. Alors le médecin qui regarde ma blessure dit qu’il faut retirer la balle au plus tôt. Je garde encore cette terrible balle. Me voilà à l’hôpital Mustapha. Dans une grande salle pleine de monde on me fait une radio et on me donne une tisane. Puis plus rien ne se passe. Je suis là, perdue, toute seule…. Le temps passe …. Rien …. Puis un militaire, c’est un marin, s’approche de mon lit me questionne. En pleurant, Je lui raconte mon père, ma mère seule … Il me demande si j’ai quelqu’un qui habite en dehors de Bab el Oued. Je lui donne le nom de mon beau-frère et de ma sœur (Monsieur et Madame MOLTO) qui habitent El Biar et qui ne sont au courant de rien. Il arrive à les prévenir par téléphone et le soir même ma famille vient me chercher à l’hôpital et après avoir signé une décharge au médecin, on m’emmène à la clinique des Orangers où l’on m’opère tout de suite. Ma mère attendra trois jours avant de prévenir ma grand-mère qui habitait près de chez nous.

Après la vie a repris ses droits : départ et vie nouvelle en France.

J’ai eu le privilège d’être appelée par Maître Tixier-Vignancourt comme témoin de la défense dans le procès Bastien-Thiry. [2]

Madame Gautier, je vous remercie d’avoir pu raconter mon histoire. C’est la première fois que je le fais depuis toutes ces années et je sens une grande satisfaction de l’avoir fait. Je me rends compte qu’avec le temps les souvenirs sont toujours aussi vifs. Rien ne peut les ôter de notre mémoire. C’est dommage les années qui passent effaceront peu à peu jusqu’aux souvenirs de ces jours pleins de douleur.
Merci encore.

Madame MORELL Georgette née RODRIGUEZ

Cette triste histoire en souvenir de mes parents.

01

Sur le plan ci-dessous, le Bd de Champagne en rouge renforcé

02

Le boulevard de Champagne en rouge et ses blindés et ses tirs.
La Casbah à gauche.

La rue de Bab el Oued vers le centre ville.
Plus haut le cimetière  d'El Kettar d'où sont partis des tirs de provocation.
En haut la cité Climat de France vers El Biar et l'intérieur.
L'hôpital militaire Maillot et le cimetière de Saint Eugène
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