5.33 - Une femme et son bébé réfugiés chez Natalys

3 - Témoignage de Joseph HATTAB-PACHA,

ancien Maire de la Casbah d'Alger, ancien conseiller général, dernier Président du conseil municipal d'Alger.


.... le 24 mars 1994

à Madame Marie-Jeanne Rey

LETTRE OUVERTE

Chère Madame,
Je suis le dernier descendant d'une noble famille turque et mes ancêtres ont été installés en Algérie, en tant que Belerbey, par le Sultan de Turquie, au début du protectorat sur ce pays, vers 1515.

Le titre de Pacha que je porte m'a été transmis par mes aïeux.

Ma mère était française mais je suis né en pleine Casbah dont j'ai eu l'honneur de devenir en 1959 le premier citoyen, ardent défenseur de l'Algérie française sans aucune distinction ni considération ethnique.J'ai  été initié à la politique par le président Laquière, grand homme pour lequel j'ai un immense respect et que je considère comme mon père spirituel.

Conseiller municipal, maire du 2ème arrondissement (Casbah), conseiller général de la 1ère circonscription, j'ai été, après la démission de Monsieur Corbin, président du conseil municipal du Grand Alger, ce qui en provoqua la dissolution par ordre du gouvernement, celui-ci ne supportant pas l'élection à la présidence d'un partisan de l'Algérie Française !

Le 26 mars 1962, peu avant 14 heures, je me trouvais rue d'Isly, dans un magasin proche du cinéma "Le Régent" car j'avais rendez-vous avec un délégué de l'OAS qui devait me conduire auprès du Général Salan et de Monsieur Susini.

En effet, j'avais appris qu'une manifestation pacifique était prévue dans la Casbah et j'y étais opposé, craignant que des agitateurs la détournent de son but en provoquant une confrontation avec les habitants de ce quartier.
Attendant mon contact, j'entendis soudain chanter la Marseillaise. Je sortis et je vis un groupe de militaires français qui barraient le passage à des manifestants portant des drapeaux tricolores. Voyant parlementer les manifestants avec l'officier dirigeant cette troupe, je me suis présenté, lui demandant de ne pas s'opposer au passage de cette foule patriotique, pacifique et sans armes. Se rendant à nos arguments, l'officier a ordonné à ses soldats de laisser passer la manifestation. Satisfait je suis retourné à mon lieu de rendez-vous, tout en regardant défiler les manifestants dont des personnes âgées, de nombreuses femmes et même quelques enfants.

Quand la manifestation est arrivée à la hauteur du magasin Prénatal [1], une brusque fusillade s'est déclenchée, dans le dos des manifestants sur lesquels on tirait à la mitraillette. J'ai vu les gens crier, tomber, dans un chaos indescriptible. Une jeune femme, au premier rang, portant un blouson de cuir sur le bras, s'est écroulée non loin de moi. Le sol était jonché de cadavres et de blessés dont les cris et les râles me déchiraient l'âme tandis que je restais pétrifié d'horreur.

Quand les tirs ont cessé, après une douzaine de minutes dans un non-temps qui ressemblait à l'Enfer, je me suis précipité pour porter secours, comme bien d'autres et j'ai appris, par des clameurs de désespoir, que le comble de l'abomination avait été commis dans le magasin Prénatal, où on venait de découvrir entre autres victimes poursuivies et abattues à bout portant, une jeune femme et son bébé.

J'ai constaté, avec l'impression affreuse de vivre là un exécrable cauchemar, que les militaires présents dans les rues adjacentes étaient, en majorité, de type maghrébin, alors qu'à l'époque , tous les jeunes appelés algériens étaient mutés d'office, soit en métropole, soit en Allemagne.

L'évocation de ces évènements, ci-dessus cités, fait saigner en moi des blessures incicatrisables dont la première réside dans le fait d'avoir été le témoin oculaire d'un massacre de patriotes français, qui voulaient seulement au son de l'hymne national, marquer leur attachement à la Mère-Patrie et qui, pacifiques et désarmés, ont été lâchement assassinés par celle-là même à laquelle s'adressait leur ferveur.

Français d'Algérie, nous aurions tous volontiers donné notre vie pour la France, affrontant tous les périls, prêts à tomber sous les plis du drapeau tricolore, comme dans toutes les guerres au cours desquelles nous avions toujours répondu présents.

Dernièrement à la télévision, chacun a pu voir un ancien résistant, parlant de l'affaire Touvier, s'exprimer sur la douleur et l'indignation de Français, condamnés à mort et exécutés par des Français et tous ceux qui l'ont entendu ont été bouleversés par ses paroles.

Comment qualifier alors le machiavélisme d'un pays qui a osé condamné ses fils les plus fervents à mourir, lâchement exécutés par des balles françaises tirées dans le dos ? Mon vœu, et le seul, concerne le triomphe de la vérité malgré l'occultation de nos dirigeants qui ne pourra durer éternellement.

Le Gouvernement français a cru bon de prolonger de 70 ans la prescription sur la diffusion de nos archives. Dans l'Eternité Divine, 70 ans représentent un laps de temps très court après lequel nos descendants pourront vois les prétendus héros, aujourd'hui célébrés, répondre à titre posthume de crime contre l'humanité pour l'infanticide odieux qu'ils ont cru pouvoir perpétrer en toute impunité et les évènements sanglants qui, encore aujourd'hui, en découlent.Je vous remercie sincèrement pour la mise en exergue de notre martyr. 

Et vous prie d'accepter, Chère Madame, l'expression de mes respectueux hommages.

[1] Il s'agit de Natalys

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