5.15 - GAUTIER Philippe 28 ans

VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux

1 - Témoignage de Simone Gautier née Ramos son épouse
2 - Témoignage des journalistes

1 - Témoignage de Simone Gautier née Ramos 

Philippe Gautier était Ingénieur commercial chez IBM France (U.S.A)
Enseigne de Vaisseau de 1ère classe de réserve. Ancien officier du Commando de marine Trépel. Croix de la Valeur militaire avec Etoile de bronze. Croix de la valeur militaire avec Etoile de vermeil. Ancien Lieutenant au Long cours de la Marine Marchande.
La famille Gautier était domiciliée à El Biar - Chateauneuf.

Après tant d'années de silence, les souvenirs reviennent par bribes mais pas complètement. Des souvenirs précis parfois  mais entrecoupés de flou. Je ne me souviens plus de son visage et pourtant je le reconnais bien sur les photos.

Il y avait le couvre-feu ….. Les enfants …

Alors j'ai compris …. Je me suis sentie pétrifiée non foudroyée… Je ne pouvais plus parler …Il semble que je tombe …. Les enfants crient …  Une douleur atroce me déchire en même temps qu'une colère fulgurante m'envahit.

J'arrive en haut de l'avenue Battandier, il faut courir au milieu des autres pour arriver à l'entrée de l'hôpital … Il faut le chercher …. Tout le monde court, tout le monde crie, hurle, pleure… et puis je ne me souviens plus …

Je me souviens de m'être mise à hurler mais pas moi, une autre moi. La douleur naissait au creux du ventre, montait en s'irradiant dans tout mon corps, arrivait dans ma poitrine comme une brûlure intolérable et le hurlement s'échappait tout seul de ma gorge avec mon souffle. De cela je me souviens bien. Je le ressens encore parfois aujourd'hui ... Cette douleur le matin ... ou cette douleur qui me réveille ...

Je ne sais plus combien de temps je suis restée là, à hurler ….. Chaque fois que je m'arrêtais, sa mort me  revenait en pleine poitrine et la douleur et le refus de sa mort,  et je me remettais à hurler. Je crois aujourd'hui, vraiment, que, hurler c'est pour faire sortir la douleur et le refus et l'inconcevable, là où il n'y a plus les mots pour le dire… Parce que là où l'on s'en va,  on en revient plus, on ne peut plus en revenir, on est prisonnier de la douleur ...

C'était vrai et ce n'était pas vrai. Je ne voulais pas qu'il soit mort, c'est pour cela que je ne le trouvais pas et pourtant je continuais de le chercher. Comme avec un pressentiment de quelque chose d'absolu. Je continuais de lui parler, cela m'était égal qu'on m'entende : Aller là où tu es ou alors tu reviens, tu ne meurs pas, je ne veux pas, je veux aller là où tu es, Reviens je t'en supplie ne meurs pas reviens ....

A un moment, je me suis étonnée d'être toute seule dans cet hôpital, je n'arrivais pas à comprendre ce que je faisais là dans cet hôpital, parce que je voyais bien que c'était un hôpital … C'était une grande pièce avec des vitres tout autour, je ne voulais plus sortir, je voulais seulement continuer à marcher le long des murs … tourner tout autour de cette grande pièce, je ne savais pas que je devenais folle ... Plus tard je regrettais de n'être pas devenus folle, on ne souffre plus ...

Et puis, je ne sais plus comment, on m'a amenée dans une grande salle où des corps tous nus étaient allongés, en vrac, par terre. Il fallait passer par-dessus, spectacle effroyable … tous ces corps mutilés, entortillés de bandages, … du sang … des linges blancs … des corps pas en entier …. Ces pieds éclatés qui me hantent. Je ne sais plus combien de temps j'ai tournoyé au milieu de ces salles à répétition … ces tables où on les avait posés comme ça, tous nus, des tas .....

Tous ces gens qui pleuraient finissaient par m'être insupportables. Moi, je devais le retrouver. Je m'étais sans doute donné l'éternité pour cela. Je me sentais froide. Il fallait seulement que je le trouve, que je finisse par entrer dans ce monde des morts. Il ne pouvait pas me laisser toute seule. Je cherchais comment on entre chez les morts car je voyais bien que c'étaient des morts ...

Et puis je l'ai vu de loin, dès l'entrée dans la salle, c'était lui allongé sur une table. J'ai su tout de suite que c'était lui. Il était habillé ? On l'avait donc amené vivant ? Il avait un gros pansement sur le côté de la tête. Il n'était pas défiguré. Il était lui.

Je me suis jetée sur lui alors que tout s'en allait de moi, mes dernières forces pour le tenir serré contre moi, mon visage sur sa poitrine.

Je me suis mise à mourir.

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