2.10 - SOLIVERES Arlette épouse LEHR : Notre chance, les appelés du contingent

VI - Les témoignages - Bâb el Oued - Les assiégés

"Voici mon témoignage:

Mes parents, mon frère Jean-Pierre et moi-même, habitions au 3 rue Pierre et Marie Curie, dans un appartement d’une pièce et cuisine (c’est peut-être pour cela que nous étions appelés les riches colons). Faute de place, mon frère aîné René vivait chez mes grands-parents au 73 avenue de la Bouzaréah, lieu d’où il s’est fait embarquer.

Par une belle journée de printemps, j’étais sur la terrasse avec des voisins. Des hélicoptères tournaient au-dessus de nous, ce qui ne nous semblait pas étrange mais nous étions tout de même inquiets car ils étaient plus nombreux que d’habitude. Tout à coup nous avons entendu des tirs, nous avons rejoint immédiatement nos appartements. Enfermés chez nous, nous entendions ces tirs qui devenaient interminables. Puis les perquisitions ont commencé, notre immeuble fut fouillé appartement par appartement. Une grand chance pour nous car cette fouille fut effectuée par des appelés du contingent qui se sont comportés correctement, nous ne pouvons que les remercier.

Après cette perquisition, nous apprenons que tous les hommes qui se trouvaient dans des immeubles situés dans des rues toutes proches, venaient d’être embarqués par des CRS dans une rafle. Mon frère aîné et mon grand-père âgé de 69 ans en faisaient partie, mes cousins et de nombreux voisins également. Aucune information du lieu où ils avaient été emmenés et ce pendant plusieurs jours.

Le couvre-feu fut instauré, nous avions très peu de temps pour sortir – 2 heures par jour – pour faire quelques maigres courses, les magasins étaient vides de marchandises. Lors de ma première sortie avec ma mère, la peur au ventre, nous avons découvert avec stupeur ce qu’était devenu notre quartier. Ce n’était plus notre quartier, magasins complètement saccagés, voitures écrasées, fils électriques pendants, murs crépis d’impacts de balles d’automitrailleuses, nos symboliques Trois Horloges étaient arrêtées à 14 heures 45, heure à laquelle elles furent mitraillées. Nous n’avions pas la télévision mais un simple petit poste de radio, seul moyen pour nous de recevoir des informations.

Après trois jours de bouclage, dans l’après-midi du 26 mars, nous étions complètement atterrés d’apprendre que nos compatriotes qui venaient d’organiser une manifestation pacifique rue d’Isly, pour demander la levée du bouclage, s’étaient faits mitrailler. J’entends encore les cris de désespoir d’un homme qui suppliait d’arrêter de tirer « halte au feu mon lieutenant, un peu d’énergie, halte au feu, au nom de la France je vous le demande, halte au feu … ». Nous ne savions pas combien de personnes avaient été blessées ou tuées. Rien ne filtrait et nous avons appris bien plus tard qu’un véritable massacre avait eu lieu, faisant plus de 80 morts et au moins 200 blessés. Ils sont morts pour nous venir en aide, porteur d’une seule arme, un drapeau tricolore à la main. Je ne peux évoquer cette douloureuse histoire sans en avoir la gorge nouée.

Le quartier était entièrement bouclé par des fils de barbelés, les forces militaires étaient installées au point de contrôle. Impossible d’en entrer et d’en sortir. Tous les jours nous nous y rendions au plus près de chez nous pour demander des nouvelles, de mon grand-père et de mon frère, questions qui restaient malheureusement sans réponse. Un jour, en arrivant à ce poste de contrôle, un message nous fut remis nous apprenant que mon grand-père, dans l’impossibilité de rentrer chez nous, avait été recueilli dans une famille qui se trouvait en dehors du périmètre du bouclage. Ce fut pour nous un très grand soulagement. Le cœur n’y était plus, mais afin d’éviter que tous les hommes qui n’avaient pas été emmenés, ne subissent le même sort que les autres, nous passions notre temps à jouer à des jeux de société. Nous gardions espoir que le bouclage prenne fin. Tous les soirs un camion militaire circulait annonçant avec un haut-parleur que le bouclage était maintenu ou pas. Après plusieurs jours (environ 8 jours), la nouvelle tant attendu arriva, nous avions enfin la liberté de sortir.

Deux jours après, dans le milieu de l’après-midi, nous apprenons que des hommes arrivent en masse à hauteur des Trois Horloges.. Une liesse de joie s’empara de toute la population et nous sommes partis à leur rencontre, retour que nous attendions depuis si longtemps. Ensuite avec ma mère, nous sommes parties chercher mon grand-père qui avait été si gentiment accueilli dans cette famille. Il fut ému aux larmes en nous voyant arriver. Il avait été très inquiet pour notre sort. Angoisse d’autant plus grande, du fait d’avoir été séparé de son petit-fils et d’avoir été libéré volontairement à Béni Messous dans un quartier où il n’y avait pas un Français. Avec le recul, je me demande comment mon grand-père s’en est sorti vivant. Il nous expliqua l’arrestation musclée par les CRS et les coups de crosse qu’il avait reçus ainsi qu’un voisin du même âge.

Comment pouvoir oublier un épisode aussi dramatique. J’ai vécu ce bouclage qui restera à jamais gravé dans ma mémoire. Le temps passe mais rien n’effacera ces douloureux souvenirs."

Arlette LEHR-SOLIVERES
Alger

Sur l'image ci-dessous la petite rue Pierre et Marie Curie (colorée en rouge), qui fait un angle entre la rue Pierre Leroux et la rue Nelson Chierico, débouchant d’un côté sur l’avenue de la Bouzarea et de l’autre sur la place Dutertre et le boulevard de Champagne.

En rouge également l'arc que forme l'avenue de la Bouzaréa où résidait le frère de Madame Soliveres

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Les Trois Horloges

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