4.1 - Témoignages des enseignants

2 - Enseigner L'Algérie en khâgne - Jean-Pierre PISTER Professeur de chaire supérieure d'histoire,- Agrégé de l'Université

Enseigner l’Algérie en khâgne.

Pendant presque trente ans, j’ai eu le privilège d’enseigner l’histoire, au Lycée Henri Poincaré de Nancy, à des étudiants qui, à Bac+2 et Bac+3, préparaient les concours d’entrée aux Écoles Normales Supérieures, avec un programme changeant chaque année. A plusieurs reprises, l’Afrique du Nord et, notamment, l’Algérie ont constitué la matière de mon enseignement, ainsi, cette dernière année, dans le cadre de l’étude de « la Méditerranée de 1798 à 1956 ». J’ai pu ainsi mesurer la réaction de générations d’étudiants face à des sujets considérés, à tort ou à raison, comme sensibles : la colonisation française, le problème indigène, la minorité juive et l’antisémitisme en Afrique du Nord, le débarquement allié de novembre 1942, les « évènements » à partir de novembre 1954….

Cette expérience m’inspire quelques réflexions rapides. Lorsqu’ils arrivent du secondaire, nos étudiants, baccalauréat en poche, ne savent généralement rien sur l’Afrique du Nord. Ils ont, tout au plus, une très vague idée de ce qu’a été la décolonisation, au sens le plus général et imprécis du terme. Ils sont incapables de localiser correctement les villes sur une carte. En classe de Terminale, les enseignants ont rarement le temps d’aller plus loin. Il est assez fréquent, dans les milieux pieds-noirs, de dénoncer les partis-pris, la subjectivité, la désinformation qui caractériseraient le travail des professeurs et le contenu des manuels. Ces reproches ne sont pas infondés ; mais c’est plus la superficialité et l’ignorance que le mensonge qu’il faut incriminer.

Il m’était donc loisible de repartir de zéro avec des étudiants triés sur le volet et dotés d’un minimum d’esprit critique. Mettre en valeur les aspects positifs de la colonisation, montrer la complexité du peuplement de l’Algérie, parler aussi bien du problème indigène que de la mise en valeur du pays par les européens : autant d’éléments que j’ai toujours intégrés dans mes cours sans aucune difficulté. Pour la seconde guerre mondiale, montrer ce qu’un film comme Indigènes recèle de contre-vérités et de caricatures ne suscite, dans l’auditoire, aucun murmure. Embrayer sur les années 1954-62 sans réciter le discours « politiquement correct » habituel ne déclenche pas le moindre début de contestation. Je ne me suis pas gêné pour parler des crimes du FLN et de la pratique systématique du terrorisme, dans le bled aussi bien qu’en milieu urbain. J’ai ainsi cité les attentats du Milk Bar et du Casino de la Corniche dont mes « khâgneux » n’avaient jamais entendu parler. J’ai insisté pour montrer qu’il était simpliste de tout ramener à la pratique de la torture du côté français.

J’ai évoqué, dans un silence absolu, la fusillade de la Rue d’Isly, les enlèvements du printemps et de l’été 1962, la « Saint-Barthélemy Oranaise » du 5 juillet, la tragédie des harkis. A contrario, je n’ai jamais fait l’impasse sur les insuffisances du système colonial, sur les écarts de niveau de vie entre les différentes communautés, sur les occasions ratées telles que le projet Blum-Violette de 1936, sur les réformes structurelles qu’on a trop tardé à engager, avant le plan de Constantine d’octobre 1958.

Mes étudiants m’ont été reconnaissants de leur tenir un discours inhabituel pour eux mais qu’ils étaient capables de recevoir.

Cette expérience, j’en suis conscient, n’a pas valeur d’exemple et je n’en ai aucun mérite. Je n’étais pas dans un collège « du 93 », j’avais, au contraire, un public idéal. Dans notre milieu pied-noir et algérianiste, la méfiance à l’égard des historiens et de l’Histoire est un sentiment largement partagé. C’est là, souvent, l’expression bien compréhensible de plaies mémorielles non cicatrisées et d’un travail de deuil incorrectement accompli. Il est, cependant, nécessaire de préciser que ce ne sont pas les historiens mais les politiques, les journalistes, les média qui « font » l’opinion. Une petite minorité d’historiens, toujours la même, est utilisée par ces mêmes média pour imposer à l’opinion publique une vérité « bétonnée ». C’est ainsi qu’a été porté au pinacle un groupuscule d’universitaires, parmi lesquels quelques ex-thuriféraires du FLN, qui se sont élevés contre la loi du 25 février 2005 relative à la colonisation et à sa mémoire. Or il faut savoir que cette minorité de donneurs de leçons n’est, en aucune façon, représentative de la communauté des historiens et des enseignants d’Histoire. Est-il malséant de le souligner ?

Jean-Pierre Pister

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