2.4 - Récit Yves Courrière : ce lundi 26 mars 1962 à Alger

IV - Date emblématique d'un massacre collectif  - Lundi 26 mars 1962 à Alger

Les tirailleurs d’Ouchène sont isolés dans la foule. Une femme embrasse le petit lieutenant français, d’autres civils au contraire insultent les musulmans. Un homme d’une cinquantaine d’années écarte la veste de son costume gris foncé et, montrant la crosse d’un 11,43 qu’il porte dans un holster, dit à Ouchène :"Moi je suis capitaine de réserve. Vous voyez ce pistolet, il n’est pas pour vous mais pour De Gaulle, les gendarmes mobiles et les colonels d’Alger. Vive l’Armée d’Afrique ! » C’est l’hystérie. A quelques mètres c’est déjà l’échauffourée. Des crachats pleuvent sur les soldats. Le sergent Lazzaroni, un Européen est bousculé, frappé. Il se dégage et arme son PM. Il le brandit, va tirer en l’air selon les ordres du capitaine Techer qui a fait désigner un sous-officier Européen à chaque barrage pour cette mission bien imprudente. Ouchène conscient du danger, lui crie de désarmer sa MAT .Le sergent obéit. Le lieutenant appelle son capitaine grâce à son A.N.P.R.C6. Il est affolé. « Mon capitaine, certains ont déjà passé le barrage ». Le commandant Poupat envoie la compagnie de réserve du capitaine Gilet à la rescousse « Coupez le cortège », ordonne-t-il.

Gilet arrive par la rue de Chanzy avec ses tirailleurs. Il est 14heures 45. Soudain une rafale de FM claque sur la gauche du lieutenant Ouchène, rue d’Isly. « On nous tire dessus crie celui-ci dans son émetteur-récepteur. Je riposte ? » « Affirmatif » répond le capitaine Techer. Mais c’est déjà la boucherie. Les tirailleurs affolés tirent dans la foule. Tout va à la vitesse de l’éclair. Un instant figés les manifestants tentent de s’égayer. On se rue sur les portes cochères, dans le renfoncement des boutiques. On s’abrite derrière les arbres. Devant la Grande poste neuf personnes se sont jetées à terre, tête contre tête, tragique étoile plaquée sur la chaussée. Un homme est frappé d’une balle de F.M. en pleine tête. Il s’écroule sans vie, le visage éclaté. Le vacarme est infernal. Aux claquements sonores des fusils mitrailleurs répondent les rafales aigrelettes des PM, les plus meurtrières. Certains tirailleurs paniqués ont cherché refuge dans les encoignures de porte mais d’autres tirent comme en campagne, par réflexe, l’arme à la hanche, sur les façades et aussi sur la foule.

Ouchène a repéré deux armes automatiques, des FM qui tirent en feux croisés des étages supérieurs de l’immeuble, 64 rue d’Isly et de celui de la Warner Bross, au coin de la rue d’Isly et de l’avenue Pasteur. Il fait arroser les façades. Mais il n’y a pas que ces armes qui tirent dans la foule, sur les militaires. Un autre FM, placé sur un balcon de la rue Alfred Lelluch, tire en enfilade dans la rue Chanzy. Les impacts de balles qui ont atteint l’unique voiture en stationnement rue Chanzy, une Volkswagen n° 760 GP 9A, en sont une preuve irréfutable. C’est l’enfer. On tire de partout de tous les barrages de tirailleurs, des immeubles, des toits, des terrasses, de la foule aussi. Des grenades explosent. Or aucun du 4ème RT n’en est muni. Hurlements, sifflements de balles, odeur de la poudre et déjà du sang. La fusillade nourrie dure à peine trois minutes. « Halte au feu nom de Dieu. Halte au feu ». C’est Ouchène qui crie. Il a déjà crié une première fois mais personne ne l’a entendu. Cette fois la fusillade s’arrête.

Encore quelques coups de feu sporadiques. Puis de nouvelles fusillades. Celles-là plus lointaines. Elles viennent du Forum et du carrefour de l’Agha où des francs-tireurs OAS ont tiré sur les gendarmes.

Déjà on se précipite vers les blessés. On néglige les morts. Un pompier-brancardier est touché à la cuisse par une dernière balle. Ses camarades le tirent à l’abri d’une porte cochère. Des hommes par bonds successifs, tentent d’approcher des corps étendus su les trottoirs. Le sol est jonché de morceaux de verre, de chaussures de femmes, de foulards, de vêtements de débris de toutes sortes.

Sur le plateau des Glières des colonnes de CRS et de militaires progressent lentement. Ils vont de palmier en palmier, le canon de la mitraillette ou du mousqueton dirigé vers les toits et les balcons. L’air est saturé de poussière, de poudre brûlée . Les hurlements des premières sirènes de voiture de pompiers et d’ambulance succèdent aux rafales d’armes automatiques. Des infirmiers en blouse blanche chargent les blessés. Adossé contre un platane rue d’Isly, un homme dépoitraillé se tient le ventre, du sang macule son pantalon. Avec précaution deux secouristes le placent sur un brancard puis, à la hâte, remontent l’avenue Pasteur vers la clinique Lavernhe toute proche.Les secours s’organisent. On charge les blessés dans les ambulances. On réserve les morts pour le camion militaire.
…Près d’un corps sans vie une petite fille pleure …
Sortant de leurs abris, les Algérois hébétés, hagards, les vêtements souillés de poussière et parfois de sang, contemplent le spectacle. La rue d’Isly est un champ de bataille. Partout des flaques de sang, des cadavres.
.... un prêtre à longue barbe est agenouillé auprès des corps sanglants . Il murmure une prière. Une jeune femme exsangue trempe un drapeau tricolore dans une flaque de sang. Des soldats progressent en colonne dans la rue d’Isly.
... Chez Claverie, une boutique de frivolités située face à l’immeuble de la Warner Bross, rue d’Isly, on dégage deux cadavres qui ont basculé dans la vitrine parmi les mannequins hachés par les rafales.
... Beaucoup ne survivront pas à leurs blessures. Les tirailleurs ont dix blessés, dont deux très graves. Reprenant leurs esprits les Algérois fuient maintenant le lieu du massacre et vont se réfugier chez eux abasourdis devant l’atroce réalité : l’armée a tiré sur la foule. l’inimaginable s’est produit. Cette fois la population est définitivement abattue.
... Ils ont ouvert le feu sur une foule désarmée et pacifique, ils ont achevés les blessés...... L’OAS amplifie ces bruits . C’est son ultime espoir de reprendre en main une population qui vient d’être durement touchée. Le colonel Vaudrey qui a provoqué la manifestation et qui y a assisté d’un appartement du centre d’Alger n’a plus que ce moyen de se justifier. Non l’O.AS n’a pas attaqué les forces de l’ordre. Personne n’était armé. C’est une provocation délibérée du pouvoir. De Gaulle a ordonné que l’on tire sur la foule.

La seule question qui restera sans réponse est celle-ci : qui a tiré le premier ?

Les officiers et les soldats du 4ème R.T affirmeront que la première rafale est parti de l’étage supérieur du 64 rue d’Isly.
Il est indéniable que l’O.A.S avait donné l’ordre de manifester sans armes. Il est non moins indéniable que trois armes automatiques ont pourtant ont été repérées en plein cœur de la fusillade : l’une au 64 rue d’Isly, l’autre dans l’immeuble de la Warner, la 3ème rue Alfred Lelluch. Sitôt après le drame on retrouvera des traces d’huile et des douilles de FM sur les lieux. La présence du FM au 64 rue d’Isly sera confirmée par la concierge et les locataires de l’immeuble situé en face au n°57. Les emplacements de sept autres armes ayant tiré sur la foule et sur les forces de l’ordre seront localisés à la suite de l’enquête ouverte au lendemain du 26 mars.
Il n’en est pas moins vrai que les tirailleurs ont tiré. Très exactement 1135 balles de mitraillettes Mat 49, 427 de fusils Mas 56 et 420 de FM AA 52. 102 tirailleurs ont fait usage de leurs armes dont 15 Européens sous-officiers ou appelés. Mais si ces troupes aguerries au combat avaient tiré toutes ces balles sur la foule compacte des manifestants ce n’est pas 46 morts mais des centaines qu’on aurait eu à déplorer.

J’ai cherché à savoir si d’anciens rebelles incorporés au 4ème R.T se trouvaient sur les lieux du massacre :
4 ex-MNA de Bellounis se trouvaient rue d’Isly, tous farouches anti-FLN, engagés volontaires depuis 59-60 ou 61et un ex-FLN, engagé en août 1961. Un ex-MNA et un ex-FLN se trouvaient Bd Bugeaud. Seul Ghezala Mohamed ex-MNA avait une bande verte sur son casque.
En outre tous les tirailleurs étaient encadrés de sous-officiers ou officiers Français qui n’ont assisté à aucune provocation de leur part.

Les responsabilités de ce drame atroce sont partagées. Il est certes criminel d’avoir jeté des tirailleurs musulmans dans la fournaise d’Alger, compte tenu de l’attitude européenne des semaines précédentes, et de les avoir placés aux premières loges. Il n’en est pas moins criminel d’avoir poussé la population européenne à manifester, en ayant placé des armes automatiques sur les lieux où l’affrontement était inévitable.

Yves COURRIERE Écrivain et journaliste - Prix Albert-Londres
La guerre d’Algérie 1957 - 1962
Publié en 4 tomes chez Fayard

Les Fils de la Toussaint publié en 1968
Le temps des léopards publié en1969
L’heure des colonels publié en 1970
Les feux du désespoir publié en 1971

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