6.8 - Les attentats : Témoignage de Nicole GUIRAUD au Congrès VERITAS à NICE le 20 Septembre 2008

III - Histoire et récits - Mars 1962 : Barbouzes, tortures, attentats, enlèvements, charniers

Témoignage de Nicole GUIRAUD

Le dimanche 30 septembre 1956  était le dernier jour des vacances scolaires, à une époque  ou l’école débutait le 1er octobre. Je venais d’avoir 10 ans, et fréquentais depuis 2 ans l‘école Laperlier, celle de mon quartier à Alger.
C’était une très belle journée de fin d’été et, après avoir préparé mon cartable pour la rentrée du lendemain, je demandais à mes parents de sortir avec moi faire un tour.

Ma mère avait des choses à finir pour la maison et ma sœur, plongée dans sa lecture, ne voulait pas bouger.

Je sortis donc seule avec mon père, en début d‘après-midi.

Comme toujours, nous avions été sur le boulevard Front de mer pour admirer les bateaux ancrés dans la rade d’Alger. Les rues du centre ville grouillaient de monde, des promeneurs, des familles revenant de la plage et qui s‘installaient aux terrasses de café pour une dernière pause avant de regagner leur domicile.
Nous nous trouvions dans la rue d’Isly et nous dirigions vers la place du Gouvernement, quand mon père me demanda si j’avais envie de manger une glace. J’attendais bien sûr sa question, et j’acquiesçais avec enthousiasme.
Les meilleures glaces d’Alger, c’était au Milk Bar qu’on les trouvait, un glacier réputé de la ville.

Là aussi, il y avait beaucoup de monde. Des jeunes gens, mais surtout  des familles avec leurs enfants.

Impossible de trouver une table libre, mon père avait donc commandé pour moi un cornet, afin de le déguster sur le chemin du retour …Je me souviens encore que nous nous trouvions près de l’entrée, à la caisse. J’avais la glace à la main et nous nous apprêtions à sortir, lorsque l’explosion eut lieu… Il était 18h35.

Ce fut un bruit assourdissant, un brouillard de fumée et de poussière jaunâtre si épais qu’il m‘aveuglait, des objets fracassés qui volaient de tous les cotés, et surtout un souffle si puissant qu’il me souleva et me projeta hors du local. Partout autour de moi, le chaos, une panique indescriptible … Je me retrouvais à l’extérieur, allongée sur le trottoir devant le petit square qui existait alors sur la place Bugeaud, au milieu d’une foule hurlante et affolée qui s’enfuyait. Les gens me piétinaient sans me voir, et j’essayais de me relever en appelant “papa, papa… !”, car je ne savais plus où était mon père, et le nuage de fumée opaque m’empêchait de discerner ce qui se passait autour de moi.

Les cris et les hurlements couvraient ma voix, et je remarquais soudain  que ma robe en tissu écossais était imbibée de sang ... Je me vidais de mon sang.

La détonation m’avait rendue presque sourde mais je continuais à appeler mon père qui arriva enfin, lui aussi me cherchant partout parmi les blessés gisant au milieu des gravats.
Il me souleva  et me prit dans ses bras tout en cherchant du secours.  Des gens commençaient à arriver, et quelqu‘un ( je sus plus tard que c‘était un appelé du contingent, Mr Lilian Silva, dont j’ai retrouvé la trace 50 ans plus tard) m’enleva des bras de mon père qui, atteint lui-même a la jambe ne pouvait plus se tenir debout, et me fit un garrot avec sa cravate.

A ce moment-là, je commençais à perdre conscience car j’avais perdu déjà beaucoup de sang.
Le militaire fit stopper une voiture civile, et me laissa aux soins d’un autre para qui se trouvait là (il s’agit de Mr. James Pipeau, lui aussi blessé mais plus légèrement) qui nous accompagna mon père et moi au service des urgences de l‘hôpital Mustapha.
Je n’ai qu’un souvenir confus de ce trajet, car je n’étais qu’à demi consciente et ne revenais à moi que pendant de cours moments, lorsque l’un de nos accompagnateurs devait desserrer le garrot.

Il me semble avoir été dans ces courts instants d’une incroyable lucidité.  Je voyais bien que mon bras gauche, complètement sectionné, ne “répondait plus “, ne m‘appartenait déjà plus… Je jouais avec les doigts de ma main inerte comme avec ceux d’une poupée. Je ne ressentais pas la douleur. Encore sous le choc, j’étais trop “sonnée” pour ça. Mais je sentais que j’allais mourir bientôt … Je comprenais que je venais de vivre une de ces explosions à la bombe, dont j’avais entendu les adultes parler lors de précédents attentats.

Lorsque la voiture arriva dans la cour d’un bâtiment de l’hôpital Mustapha, où affluaient des ambulances improvisées, les brancardiers me déposèrent sur une civière ainsi que mon père dont la jambe ruisselait de sang et qui s’affaiblissait a vue d‘œil.

Je me souviens  très bien de cette autre scène terrifiante qui nous attendait à l’intérieur du local… J’ai eu le temps de voir, comme dans un cauchemar, les couloirs remplis de corps ensanglantés, blessés ou morts allongés sur des civières ou a même le sol, les murs et le carrelage maculés de sang … Il y avait du sang  partout…! Les blessés criaient, gémissaient, appelaient à l’aide…

Je me sentais faiblir de plus en plus. On nous a d’abord installés sur des rangées de chaises et de bancs, tout au long des murs d’une salle bondée de blessés. Car il y avait eu au même moment  - cela, je l’ai su plus tard - deux autres attentats a la bombe très meurtriers dans d‘autres points de la ville, et les blessés affluaient de partout… Les infirmières et les médecins présents étaient débordés… Un infirmier passa parmi nous pour nous faire, les uns après les autres, une “piqûre pour soutenir le cœur”.

Blottie contre mon père, je m’évanouissais, reprenais conscience, m’évanouissais à nouveau … L’attente était insoutenable, l’angoisse terrible…Surtout pour mon père qui avait gardé toute sa lucidité.

Enfin, mon tour arriva de passer en salle d’opération, dans les mains de l’équipe du professeur Goinard, à qui on ne rendra jamais assez hommage pour l’engagement exemplaire de ces jours-là… Je dus rester plusieurs semaines a l’hôpital - au coté de mon père  atteint de surdité définitive en raison de la déflagration, et dont la blessure à la jambe présentait des complications : un début de gangrène.

Je dus moi-même subir plusieurs autres interventions consécutives à mon jeune âge  (problèmes de la croissance, ainsi qu’une mauvaise blessure a la taille, due à un éclat de bombe qui m’aurait coupé en deux si mon bras n’avait servi d‘“amortisseur” !) et qui représentèrent pour moi une épreuve terrible, autant sur le plan physique que sur le plan psychique …

Ensuite, ce fut la longue phase de “rééducation” - sans aucun autre soutien psychologique que celui de mes proches car cela n‘était pas encore envisagé a l‘époque - et le lent et douloureux apprentissage de ma vie d’infirme, où je dus me familiariser avec mon nouveau corps et surtout  apprendre à “gérer”, à 10 ans à peine, une expérience qui m’avait confronté brutalement, en quelques fractions de secondes, à la noirceur absolue du monde des adultes…

Nicole GUIRAUD Frankfurt / Montpellier
Témoignage tenu au Congrès VERITAS à
NICE le 20 Septembre 2008
La Lettre de VERITAS N° 126 - Octobre 2008.

 


 

 

 



Nicole GUIRAUD 10 ans

Voir le lien : ICI sur son film, " Une valise à la Mer ".

 

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