4.3 - 20 août 1955 - les massacres dans le Constantinois : El Halia ... Philippeville

III - Histoire et récits - De 1945 à 1962 les évènements

2 - Guilhem Kieffer interroge Roger Vétillard sur son livre  "El Halia dans le Constantinois"  - 08 juin 2012

Historien de l'Algérie de la colonisation, notre collaborateur Roger Vétillard publie "20 Août 1955 dans le nord-constantinois"; selon lui "le jour où la guerre d'Algérie a changé de nature". Dans cet ouvrage, préfacé par le professeur Guy Pervillé, il estime même que, avec cette épisode, le terrorisme visant volontairement les civils a fait une irruption cruelle dans le monde médiatique, qu'il n'a pas quitté depuis.

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Guilhem Kieffer : Après le 8 mai 1945 à Sétif, c'est à un autre moment de l'histoire de l'Algérie que vous nous invitez. Si les événements de Sétif sont largement médiatisés, l'histoire de ce 20 août 1955 est moins connue. Que s'est-il passé ce jour là?

Roger Vétillard : Il est vrai que ce 20 août 1955 est oublié. Dans la mémoire des Français d'Algérie, il reste le massacre d'El Halia; dans celle des Algériens la répression qui a fait plusieurs milliers de victimes. En Algérie, l'histoire officielle, jamais confirmée par les documents, donne le chiffre de 12 000 tués.

Ce samedi 20 août, à midi, dans une quarantaine de localités du nord-constantinois, des milliers de personnes, souvent des fellahs mais aussi des urbains, encadrés par moins de 200 combattants de l'Armée de Libération Nationale, bras armé du FLN (Front de Libération Nationale), montent à l'assaut du monde colonial. Des gendarmeries, des hôtels de ville, des cantonnements militaires, des commissariats sont attaqués mais surtout ce sont les Européens qui sont visés. Il y a 133 morts au moins parmi les civils européens, 47 parmi les forces de l'ordre et 101 chez les français-musulmans francophiles. Le dénombrement des blessés est plus difficile à faire faute de recensement exhaustif. J'ai pu en retrouver 115.

Il faut souligner que des villes importantes comme Philippeville (Skikda - 70 000 habitants) surtout, mais aussi Constantine (165 000 habitants) et Guelma (220 00 habitants) ont été le siège de violents incidents. Mais les esprits français ont été marqués par ce qui s'est passé dans le village minier d'El Halia et dans la petite cité d'Ain Abid.

G.K. : Que s'est-il passé dans ces deux localités dont le nom évoque des souvenirs douloureux à ceux qui s'intéressent à la guerre d'Algérie?

- El Halia est un village situé à 20 km à l'Est de Philippeville où cohabitaient 180 Européens et 2000 Musulmans. Ce sont tous des mineurs (40 européens et 570 musulmans) et leurs familles. Les insurgés envahissent le village et s'en prennent aux Européens femmes, enfants, personnes âgées. Il y a ce jour là 33 personnes tuées, 14 autres décéderont des suites de leurs blessures. Une dizaine de français-musulmans non inféodés au FLN sont également visés. Le directeur de la mine réussit à alerter, après avoir parcouru plusieurs kilomètres dans la montagne, un camp de parachutistes qui interviendra deux heures plus tard et abattra une soixantaine de "rebelles". Dans mon livre je donne beaucoup de détails.

- A Ain Abid, situé à 30 km au sud-est de Constantine, une centaine d'Européens vivent au milieu de 2 000 musulmans. Les insurgés attaquent le village et tuent une dizaine de Français dont un bébé de quelques jours, des enfants et un vieillard hémiplégique. Cet épisode est parfois faussement rattaché à El Halia.

G.K. :Vous avez publié un autre livre relatant les événements de Mai 1945 dans la région de Sétif, dont le sujet donne toujours lieu à de nombreux développements. Les journées d'août 1955 ont été plus meurtrières pour les Européens et autant pour les indépendantistes. Comment expliquez-vous qu'on n'en parle quasiment pas?

- Effectivement, il y a au moins 17 ouvrages publiés sur le 8 mai 1945 à Sétif, dont les deux miens; mais un seul concernant le 20 août 1955 en Algérie a été édité. Les articles des auteurs français sur le sujet sont rares. Il y a eu un numéro spécial d'Historia, plusieurs articles d'Historama et, parmi les historiens, on note des articles de Charles-Robert Ageron, de Benjamin Stora et, plus récemment, de Philippe Lamarque. En Algérie, seuls quatre articles de Mahfoud Bennoune, dans El Watan en 1998, tentent d'évoquer le fond de cette histoire. Et curieusement il n'y a eu aucune étude, aucune recherche sérieuse comme s'il s'agissait d'un sujet sans importance ou, à l'inverse, d'un sujet tabou. Les publications grand public sont nombreuses, mais les propos sont identiques de l'une à l'autre comme si l'affaire était entendue et que tout était connu.

Dans les histoires de la Guerre d'Algérie, ces journées d'août 1955 n'occupent qu'une place restreinte. Ou les historiens n'ont pas pris la mesure de ce qui s'est passé –même si certains fixent à cette date le véritable début de la guerre d'Algérie- ou alors ils préfèrent ne pas en parler. Or si l'on se penche sur le sujet on convient vite que ses conséquences sont loin d'être anodines.

Dès lors j'avance une hypothèse. Le côté douloureux, pour les deux camps, de ce qui s'est passé ces jours là entraîne, peut-être, une retenue inconsciente. La médiatisation très importante de cette histoire à ce moment là aurait atténué la construction de légendes incontrôlées, comme celles qu'on observe pour les événements de Sétif.

Ainsi le 20 août 1955 dans une quarantaine de localités le FLN monte à l'assaut des "colons", en tue 133, en blesse plusieurs centaines et la répression est sévère.

Il y a deux temps distincts. Le 20 et le 21 août l'armée, la police, la gendarmerie ou les Européens isolés dans les campagnes sont en état de légitime défense. Plus de 1 200 assaillants sont tués. Cela va être reproché à leur chef Zighoud Youcef par les instances du FLN qui considèrent qu'il a envoyé à la mort bien trop de monde.

Mais, dès le 22 août, la répression commence. Elle dure au moins deux semaines. Elle est violente, démesurée. Des hameaux entiers, parce qu'ils sont susceptibles d'abriter des rebelles, vont être détruits. Des innocents qui se sont enfuis craignant d'être assimilés aux "moudjahidin" vont être tués. Après les deux premiers jours, où tout ce qui n'était pas musulman était visé, en retour, pendant 15 jours, c'est une autre chasse au faciès qui commence. Elle aboutit à l'élimination physique de 4 000 à 5 000 personnes, si l'on se réfère à plusieurs rapports militaires.

Mais l'armée est prévenue depuis plusieurs jours qu'un soulèvement est prévu. Elle connaît la date, elle sait que cela se passera en plein jour, des rassemblements ont été repérés dans les massifs forestiers autour de Philippeville. Les autorités civiles sont laissées dans l'ignorance, car les militaires veulent éviter que les responsables de l'opération apprennent que leur projet est éventé. El Halia doit, dès lors, être considérée comme une bavure, une faute qu'il aurait été aisé sinon d'éviter, du moins d'en limiter la gravité. Tout au plus, on peut imaginer que les renseignements reçus n'avaient pas permis à l'armée de prendre l'entière mesure de ce qui se tramait.

G.K. : Vous ne parlez pas du livre paru en 2011 consacré à ce sujet. Pourquoi donc ?

- Il s'agit du livre de Claire Mauss-Copeaux "Algérie 20 août 1955 : insurrection, répression, massacre". Cet ouvrage est incomplet, partial, très critiquable et tire des conclusions hâtives de rencontres avec des "témoins" algériens et deux Européens d'Algérie, sans même aller chercher des informations dans les archives. Comment peut-on tirer des conclusions à partir de témoignages douteux, dont certains sont totalement inventés, comme celui qui évoque Guelma? Je ne suis pas seul à critiquer ces écrits : les historiens Guy Pervillé et Gilbert Meynier le font également.

G.K. : L'histoire a retenu qu'il y a eu 71 Européens tués. Vous en annoncez 133 soit presque le double. Comment justifier cette différence?

- J'ai fait un travail que personne n'a effectué. Ainsi pour arriver à ce chiffre de 133 j'ai consulté de nombreux documents (rapports de gendarmerie, rapports du juge de paix de Collo, du directeur de la mine d'El Halia, du procureur de la République de Constantine, du commissaire de police de Constantine, du 2ème bureau, des différents chefs de corps de l'armée française, des archives de la ville de Philippeville). J'ai consulté les articles et les avis de décès de La Dépêche de Constantine, de l'Écho de Philippeville, de L'Écho d'Alger, de La Dépêche quotidienne, du Monde, de L'Aurore.

Et j'ai contacté plusieurs dizaines de témoins. Cela n'a pas été simple, car il y avait des personnes qui étaient réputées décédées à deux endroits différents et qui n'étaient pas des homonymes, des femmes mariées qui étaient citées, soit sous leur nom d'épouse, soit sous celui de jeune fille, des noms d'origine étrangère donnés avec des orthographes très différentes…

Le chiffre de 71 morts est celui qui a été donné le 23 août par le Gouvernement général. Or, certaines personnes sont décédées de leurs blessures plusieurs jours, voire semaines plus tard. Des corps n'ont été retrouvés que plusieurs jours après le 20 août…

Je donne les noms, prénoms, âges, lieux de décès de toutes les personnes qui sont mortes. J'espère ne pas avoir fait d'oubli ou d'erreur. Et le bilan d'octobre 1955 du 2ème bureau est très proche de celui que je donne, ce qui, en quelque sorte, lui donne une réelle crédibilité. Pour les militaires et les membres des forces de l'ordre, il y a les journaux de marche des différents corps de troupe et une liste des morts pour la France au Service historique de la défense.

G.K. : Quelles sont les conséquences de ces journées ?

- Elles sont multiples. Mais certaines sont plus remarquables. Incontestablement, la victoire militaire revient aux forces françaises : aucun des objectifs militaires de l'ALN n'a été atteint. Mais, psychologiquement, les insurgés ont gagné. Ils ont réussi à médiatiser dans le monde entier le conflit algérien. Ce qui n'était jusque là que des troubles de l'ordre public devient une guerre civile qui va interpeller les Nations Unies. Le fossé qui séparait musulmans et non-musulmans s'agrandit. Les maquis recrutent plus largement. Les élus musulmans modérés qui négociaient avec le gouverneur général Jacques Soustelle et son équipe rejoignent le FLN, par conviction ou par peur. Et tous ces drames vont trouver une classe politique française impuissante à les gérer et qui va s'avancer dans l'impasse qui conduira à la fin de la IVème République. Et puis on assiste à une radicalisation des protagonistes de ce conflit; il devient également une guerre de religion qui va perdurer 6 ans encore.

Mais ce qui est le plus terrible, et je dirai aussi le plus actuel, c'est que le FLN va faire le constat que tuer des civils, voire même des enfants, de façon aveugle en ville, fait plus parler de lui et abonde plus dans son sens qu'un accrochage avec un détachement militaire dans le bled. En août 1955, les actes terroristes les plus horribles ont fait leur irruption dans le monde médiatique. C'est ce qui a désolé Albert Camus et continue de nous désoler.

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