13.12 - CUESTA Hervé : une épaisse fumée de poudre grise montait lentement de la rue d'Isly

VI - Les témoignages - Les enfants d'hier et d'aujourd'hui

Témoignage d'Hervé Cuesta- 26 mars 2012

50 ans déjà !

Aujourd’hui à 17 heures au cimetière du Grand Vallon à Mougins, pendant que j’écoute avec émotion le témoignage de Cyr ASCIONE et le discours du Maire de Mougins Richard GALY, me reviennent des souvenirs douloureux...

50 ans auparavant, un lundi aussi, celui du 26 mars 1962 à Alger...

J'habitais dans les Tournants Rovigo. Je n’avais pas 19 ans.

La grève est générale. Le blocus de Bâb el Oued verrouille le quartier. Je ne suis pas allé travailler ce matin-là. Je devais me rendre à mon usine SFRA de Belcourt. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Tout est arrêté à Alger. La tension, l'angoisse s'emparent de tout le monde.

Comme je circulais avec mon Vespa 125, je me fais arrêter, à l’angle des rues Saint Augustin et Levacher, par un homme de 35 ans environ. Il me dit que je dois être présent à 14 heures à la Grande Poste pour prendre derrière moi un autre jeune avec un drapeau et je devrais marcher avec d’autres deux-roues, en tête du cortège qui doit se rendre à Bâb-El-Oued. J’accepte aussitôt, heureux de pouvoir tenter quelque chose pour mes compatriotes qui souffrent depuis trois jours dans leur ghetto.

A midi je rentre chez moi pour déjeuner mais je ne dis rien, bien sûr, à mes parents. Je repars plus tôt que prévu sur l'horaire du rendez-vous pour me rendre chez mon ami Jean-Marie BRIFFA qui habite un peu plus haut que chez moi. Chaque lacet des Tournants Rovigo porte un nom. Le mien, Le CADIX, est le carrefour le plus proche de la rue d’Isly via les rues MOGADOR et Roland de BUSSY. Le lacet suivant en montant, se nomme MONTPENSIER. Jean-Marie habite au 73 rue ROVIGO, devant le square qui porte ce nom.

C'est sur la terrasse de son immeuble que nous nous retrouvons depuis deux ans. C'est notre lieu de rendez-vous. C'est un endroit magique où la vue sur le port et la baie d’Alger est magnifique. Nous l'admirions sans cesse. Ce jour-là nous sommes bien incapables de prêter attention à la vue. Je fais part à mon ami de mon projet de me rendre à la Grande Poste et je lui propose de le partager. "Il m'accompagnerait avec sa moto (une PUCH 175 verte) afin d’avoir un drapeau de plus en tête du cortège et nous récupérions deux manifestants de plus en charge derrière nous". Mon ami, soudain, entre dans une violente colère. Le ton monte entre nous. Nous nous disputons et mon ami alors me supplie de ne pas me rendre à la Grande Poste et après que je l'ai questionné avec insistance, mais pourquoi ? Il avoue que son père lui a interdit de bouger, car des amis Métropolitains proches de l’Armée lui auraient dit que l’ordre de tirer avait été donné la veille. C'était un piège ! Je ne réalise pas, encore. Je ne veux pas le croire. Cela n'est pas possible. L'armée ne peut pas tirer sur nous, l'Armée nous a toujours défendus. Nous sommes leurs compatriotes ! Jean-Marie se fait de plus en plus convainquant. Je décide de me rendre à sa raison. Je décide de l’écouter, honteux de ne pas tenir ma parole auprès de celui qui m’avait fixé rendez-vous à la Grande Poste…

Nous n’avons pas attendu très longtemps après 14 heures, pour entendre les claquements de la fusillade. Nous étions en hauteur en ligne directe de la rue d'Isly et les virages de la rue ROVIGO amplifiaient le bruit des rafales se répercutant entre les murs des immeubles et montant jusqu'à nous.

C’était interminable, l’écho prolongeait ce calvaire. En même temps de la fumée et une odeur de poudre montaient jusqu'à nous. J’étais paralysé par la peur, l’incompréhension et la colère et l'horreur. Jean-Marie faisait des bonds et me disait « tu ne voulais pas me croire ! Tu ne voulais pas me croire !... » Cela a paru interminable ... c'était interminable, nous étions impuissants, désespérés que cela ait pu se produire. Les hélicoptères firent leur apparition : toujours cette odeur de poudre qui nous brûlait les yeux.

Nous étions effondrés, écrasés par cette stupeur qui s'emparait de nous.

Nous pensions fortement à tous les innocents qui se faisaient massacrer par notre Armée, en maudissant le responsable de cette tuerie : De GAULLE… oui qu'il soit maudit.

Car, 50 ans après, bien que les historiens cherchent encore « celui qui a tiré le premier sur l’Armée d’une fenêtre ou d’un toit d’un immeuble », ils savent, nous savons parfaitement qu'il est inutile d'accuser la foule.

Nous savons tous, depuis 50 ans,   quel est celui qui a donné cet ordre au plus haut sommet de l’État … Il voulait mater la résistance pour l’Algérie Française, en finir avec pertes obligées et négligeables ...

La Roquette sur Siagne 26 Mars 2012

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Le point rouge à gauche, indique la Grande Poste.
En rouge la rue d'Isly.

Les Tournants Rovigo à droite, en noir. Le point rouge dans un tournant indique le 73 rue Rovigo avec vue plongeante sur la Grande Poste et la rue d'Isly.

Les crayonnages au départ de la rue d'Isly et et à la hauteur de la rue Roland-de-Bussy indiquent la fumée.

Hervé Cuesta précise :" Nous avons entendu les rafales dès le départ, donc devant la Grande Poste. Ce n'est qu'après  la fusillade que la fumée  s'est déplacée vers notre gauche. Avec un léger vent, quand la fumée est montée toute droite, elle devait se trouver  rue d'Isly, je pense, vers l'école de la Doctrine chrétienne, rue Roland de Bussy.

 

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