8.1 - Les hélicoptères bombardent les hauts d’Alger : Plateau Sauliere – l’Agha – la rue Michelet – la Robertsau …

VI - Les témoignages - Grande Poste : les bombes lacrymogènes

1 - Monsieur Marc Boronad – (Un crime sans assassin – Francine Dessaigne – page 98)
     
... lancée par des hélicoptères une sorte de poudre

2 - Madame Boronad- mère (Un crime sans assassins – page 99)
     
... l'hélicoptère a lancé des objets en forme de cigares

3 - Madame Espi - (Un crime sans assassins – page 100)
    
... un hélicopère nous a suivi nous bombardant de grenades lacrymogènes

4 - Le Docteur Charles Portier - (Un crime sans assassins page 101)
    
... des grenades suffocantes nous ont fait quitter les lieux

5 - Monsieur Jean Bogliolo - (Un crime sans assassin - page 103)
    
... lorsqu’apparut à basse distance un hélicoptère de gendarmerie

6 - Monsieur ORSETTI Gabriel :
    
... ils lancent des grenades

7 -  Monsieur SUDRY Roger - 22 ans fils de Jean
    
... les yeux brûlés par une bombe lacrymogène de combat

 

1 - Monsieur Marc Boronad – (Un crime sans assassin – Francine Dessaigne – page 98)

Un peu plus bas dans la rue Michelet se trouvait la famille Boronad accompagnée de Madame Massonnat et de sa fille.
Nous aurons souvent à revenir sur la mort du docteur Massonnat qui suscita une très grande émotion dans la ville et dans les milieux médicaux.(Francine Dessaigne)

« C’est le colonel Vaudrey et Jacques Achard, si j’ai bonne mémoire, qui avaient invité la population à se masser sans armes et drapeaux tricolores en tête au plateau des Glières, pour se diriger ensuite vers les portes closes de Bâb-el-Oued. Nous marchions en groupe. Mon père, ma mère, ma sœur, une grande amie, Madame Massonnat et sa fille, Catherine âgée de 16 ans. Les jeunes autour de nous, agitaient les drapeaux et criaient : « Algérie française ! ». C’est alors que nous avons reçu, lancée par des hélicoptères, une sorte de poudre qui rappelait les gaz lacrymogènes et qui tout de suite nous a fait pleurer et tousser. Un mouchoir sur le visage, nous avons continué à marcher. Nous nous trouvions bien avant la hauteur du tunnel des Facultés lorsque nous est parvenu le bruit des rafales d’armes automatiques. Mon père s’est exclamé : «Ils tirent à blanc, il faut continuer ! ». J’ai répliqué « Le 24 janvier, ils n’ont pas tiré à blanc. Je me méfie ! » C’est alors que le téléphone arabe s’est tout de suite mis à fonctionner : « La troupe a tiré sur la foule désarmée. C’est un carnage. Des centaines de morts. Il faut se replier ».

C’est ainsi que pour nous, la manifestation a tourné court. Nous avons décidé de rentrer. Arrivés dans notre appartement, nous nous sommes précipités sur le transistor. En dehors des émissions pirates, nous n’écoutions qu’Europe 1. La radio d’État ne donnait que des informations tronquées. Quant à Radio Luxembourg, je ne supportais pas un journaliste, sûrement d’origine arabe, du nom de Jean-Pierre Farkas qui avait à l’époque un long temps de parole et ne manquait jamais de décocher ses flèches progressistes sur les pieds-noirs ni de cracher son venin sur l’OAS.

Nous avons su tout de suite qu’il y avait de nombreux morts et de nombreux blessés du côté de la Grande Poste. Le téléphone a sonné. C’est moi qui ai pris le récepteur. J’ai reconnu la voix de notre voisine de palier et sa voix était haletante. Notre voisine, elle était la nurse principale de la clinique Solal située avenue Claude Debussy.

– Marc, tu m’entends ? Le docteur Massonnat, c’est bien un de vos amis ? On vient de le ramener. Il vient de mourir, maintenant… Marque tu m’entends. Le docteur Massonnat! Il est mort…

Je me suis retourné. Christiane Massonnat était derrière moi et sa fille, et toutes les deux m’ont lancé un regard interrogateur.

J’ai envie de passer sur les détails morbides. L’aveu. Une femme et sa fille en pleurs, terrassées par la douleur. Je me souviens vaguement être sorti sur le balcon, avoir arraché le drapeau français.

Visite à la morgue ensuite. Par terre, les cadavres allongés les uns contre les autres. Les familles en pleurs qui venaient reconnaître l’un des leurs. C’est difficile de se rappeler les cris, les larmes, cette odeur qui flottait et soulevait le cœur. Je ne peux pas dire, même après tant et tant d’années, que je garde un souvenir flou de cette journée. Oh non ! C’est seulement une journée qui est inscrite dans ma mémoire comme un cauchemar que je répugne à évoquer ».

Le groupe de Marc Boronad se trouvait bien avant le tunnel des Facultés lorsqu’il reçut une sorte de poudre lâchée des hélicoptères …..

01

En bleu le flux des manifestants et en rouge le groupe bombardé, quartier de l’Agha.


2 - Madame Boronad- mère (Un crime sans assassins – page 99)

« Le 26 mars 1962 en début d’après-midi, notre ami le docteur Massonnat, a déposé sa femme et sa fille devant chez nous. Nous devions nous rendre ensemble à la manifestation. Lui, le médecin, ne pouvait nous accompagner : il devait rendre visite à un enfant malade. Tout de suite Madame Massonnat nous a dit que son mari était très contrarié parce qu’elle-même et sa fille participaient à cette manifestation. Il était pessimiste. Il craignait que l’armée tire sur les manifestants.

Mon mari, mes enfants, Madame Massonnat, sa fille et moi-même avons pris la direction de la Grande Poste. Nous étions encore rue Michelet quand nous avons entendu la fusillade qui s’est déclenchée. Presque aussitôt ensuite (nous nous trouvions face à la Banque Populaire) un hélicoptère a lancé des sortes de grenades lacrymogènes, des objets en forme de cigare qui tombaient sur le sol ; ils tournoyaient sur eux-mêmes bruyamment et dégageaient un gaz lacrymogène étouffant. Impossible d’aller plus loin. Nous nous sommes réfugiés dans un immeuble, la respiration coupée, puis nous sommes tous retournés chez nous. Notre voisine, infirmière et nurse principale de la clinique Claude Debussy, nous a téléphoné pour nous demander si le prénom de notre ami était bien Jean. Elle nous a alors appris que le docteur Massonnat, grièvement blessé au cours de la fusillade, venait de succomber. »

Madame Boronad donne ensuite le témoignage qu’elle a reçu d’un témoin de l’assassinat du docteur Massonnat.

VI 5.24 - Pour lire l'article, cliquez : ICI

01

 En bleu le flux des manifestants et en rouge le groupe bombardé, quartier de l’Agha.


3 - Madame Espi - (Un crime sans assassins – page 100)

Madame Espi nous a confié le texte qu’elle avait rédigé au lendemain du drame, pour ne jamais l’oublier.

« Avec mon mari Sauveur et ma nièce Nicole, nous nous trouvions devant la pharmacie Raine qui faisait un angle avec la rue Michelet et la rue Richelieu. Nous parlions avec Monsieur et Madame Lhermitte, nos voisins de Baïnem. J’ai vu des militaires français qui avaient installé un fusil mitrailleur sur la terrasse de l’immeuble où se trouvait un tailleur, Monsieur Bouillon (immeuble situé face aux facultés). J’ai vu ces militaires tirer des rafales sur des personnes se trouvant dans la rue Michelet. Je n’osais pas traverser tellement les rafales étaient précipitées. Nicole traverse en enjambant la barrière de fer qui protégeait les trottoirs. J’essaie de traverser la rue Richelieu, des rafales de mitrailleuse prenaient en enfilade toute la rue depuis le bas (par des CRS). Un cordon de militaires arabes barrait la rue. L’un d’eux me mit le canon de son fusil sur l’estomac. Derrière moi, les Lhermitte et d’autres messieurs levaient les bras. L’arabe n’a pas tiré. Il disait : « Tu passes pas … Tu passes pas ». J’ai couru vers la droite et j’ai pu, je ne sais comment, traverser la rue Michelet et rejoindre ma nièce dans l’encoignure d’une porte. Sauveur, mon mari, au milieu de la rue, appelait au calme. Je criais et lui demandais de me rejoindre. Une femme me fit taire en me disant que les balles étaient à blanc. Elle revint sur sa supposition lorsque nous vîmes les ambulances et les camionnettes particulières transporter des cadavres empilés les uns sur les autres.

Nous décidons alors de rentrer chez nous, rue Horace Vernet. Sauveur s’arrête et discute avec Monsieur Deveza à la hauteur de la rue Edgar Quinet. Nicole et moi prenons le rue Meissonnier. Nous étions seules. Un hélicoptère nous a suivies tout le long de cette rue en nous bombardant de grenades lacrymogènes. Il n’y avait personne dans cette rue que nous deux.

08-1

En bleu le flux de la manifestation jusqu’à la Grande Poste. Madame Espi se trouve à la jonction des rues Michelet- Richelieu.

Monsieur Deveza et Monsieur Espi vont s’arrêter rue Edgard Quinet, plus haut sur la gauche, tandis que Madame Espi et sa nièce continuent de remonter en empruntant la rue Meissonnier, pour rejoindre leur habitation rue Horace Vernet, tout en haut à gauche.

Elles ont été bombardées de gaz dans cette rue Meissonnier déserte, en rouge sur le plan.

Il s’agissait de bombes lacrymogènes.

En fait les hélicoptères ont bombardé le Plateau Sauliere.

Lire le témoignage de Roger Sudry au sujet des gaz et de l’ypérite : ICI


4 - Docteur Charles Portier - (Un crime sans assassins page 101)

Carrefour Michelet- Richelieu

Charles Portier, cardiologue, ancien chef de clinique à la faculté, était alors étudiant. Il se trouvait non loin du Carrefour Michelet Richelieu. Son expérience est différente le docteur Portier parle de son ami Jean-Pierre Rigal, également étudiant en médecine dont nous donnons le témoignage par ailleurs

« Madame, j’ai bien reçu votre lettre.

Elle m’a plongé dans ce passé douloureux, faisant surgir des images d’une précision surprenante : c’est dire que je n’ai aucune difficulté à satisfaire votre intérêt. J’étais initialement dans la partie rue Michelet de la manifestation, ce qui explique probablement que je sois aujourd’hui en mesure de répondre.

Parvenu à la hauteur de la pharmacie Garès (à l’angle de la rue Richelieu), des grenades lacrymogènes ou plutôt suffocantes lâchées des hélicoptères nous ont fait quitter les lieux, devenus intenables (sensation d’étouffer, impossible à dominer). Des crépitements de fusil-mitrailleur, lointains, se confondaient alors avec les pétards des hélicoptères et les éclats de grenades.

Si bien que la réalité de la fusillade, sa gravité ne m'ont été confirmées qu’à  mon arrivée chez mes parents, boulevard Victor Hugo, lorsque la repasseuse de service ce jour-là, littéralement hors d’elle, m’a appris ce qu’elle venait d’entendre à la radio. Je me suis alors rendu à l’hôpital Mustapha au pas de course pour découvrir l’ampleur de la tragédie… Je me suis occupé– premiers soins sont plus – avant de le confier à plus compétent, de Jean-Pierre Rigal qui avait reçu une balle de FM au genou gauche (? Est-ce exact ?) Et puis d’autres, inconnus ou  oubliées. Il est en tout cas certain que j’ai reçu Jean-Pierre Rigal. Ce souvenir est particulièrement vivace et pour cause… »

 03

En bleu le flux des manifestants vers la Grande Poste.
En rouge position de Charles Portier, devant la pharmacie, à la jonction rues Michelet – Richelieu.

Au-dessus le boulevard Victor Hugo où habitaient les parents du docteur Portier.

Les hélicoptères ont lâchéles bombes lacrymogènes au moment où les tirailleurs faisaient usage de leurs armes sur la foule devant la Grande Poste. Ils ont donc bombardé le Plateau Saulières et le quartier de l’Agha au-dessus du Plateau des Glières et de la Grande Poste


5 - Monsieur Jean Bogliolo - (Un crime sans assassin - page 103)

Témoignage de Jean Bogliolo – Écrivain – Professeur de Lettres classiques au lycée Gautier

Page 103 - Extrait Un crime sans assassins – page 103

Place Lyautey

Belle après-midi de printemps et atmosphère morale triste. Demeurant rue Enfantin tout près du parc de Galland, je descendis par la rue Édith Cavell jusqu’à la rue Michelet, puis par cette rue, poussai jusqu’au carrefour tunnel des Facultés –boulevard Saint Saëns- rue Michelet. Peu de trafic dans la rue, peu de monde sur les trottoirs, magasins fermés. Sans doute y avait-il, encore une fois, un mouvement de grève bien nommée « générale ». Des rassemblements étaient prévus malgré l’interdiction préfectorale : l’un au Champ de Manœuvres et Carrefour boulevard Baudin – immeuble Mauretania, drainant les gens de Belcourt, le Hamma, Hussein-Dey, Maison Carrée …l’autre (le mien) au carrefour précité devant comprendre les gens des « Hauts d’Alger » (El Biar, Hydra, La Robertsau, Télémly, Colonne Voirol, quartier Michelet…) Quand j’arrivai, il y avait déjà du monde mais pas foule. On était loin des masses et de l’élan de l’époque du 13 mai. À mesure il arriva davantage de monde mais ce n’était pas la marée déferlante, ni une phalange de choc. Bigarrure sociale, et aussi de divers âges et sexes. Apparemment et nulle arme, quelques cris « séditieux », quelques drapeaux et banderoles.

…….

En tête, quelques élus municipaux ou parlementaires ceints de l’écharpe tricolore

En face, à quelques dizaines de mètres, rue barrée (asphalte et trottoirs) par un cordon de troupe, pas très profond au coup d’œil : une sorte de « ligne de première défense », comme on dit. Soldats en treillis de guerre ou en tenue de campagne, arme à la main. Sans doute une section de tirailleurs, mixture café au lait, je veux dire de souche européenne ou arabo-berbère. Par sélection, il n’y avait sûrement nul Pied Noir parmi eux. Je ne pense pas qu’il y eut là une compagnie au grand complet. Très peu en avant de la ligne, un officier (sous-lieutenant ou lieutenant sans plus – difficile à distance de distinguer ou compter les galons sur une tenue de combat). L’assistance avait grossi, le temps passait et c’était l’heure. L’autre colonne, celle du bas, devait approcher du carrefour Bugeaud-Isly, soit la Grande Poste.

Le député Marçais et quelques personnalités s’approchèrent de l’officier pour parlementer pour le passage. « Défense de passer – ce sont des ordres ». La troupe avait l’air plutôt impatiente ou indifférente que nerveuse ou hostile ; et l’officier plutôt las et ennuyé que brûlant de pugnacité. Alors et presque simultanément : d’un côté la foule se rapproche, sans violence ni précipitation (couvrant le front de la rue) de la petite avant-garde des pourparlers - et du côté de la troupe, un bruit qui ne trompe pas : l’acier des culasses que l’on arme pour approvisionnement.

Ordre peut-être de quelque sous-officier, loin derrière le lieutenant ? Mesure de dissuasion et intimidation ou volonté réelle de de tir. « Chi lo sa ? » Moment critique : qu’allait-il se passer si aucun des deux ne cédait, de la troupe ou de la foule, que la troupe ne cherchait nullement à balayer et disperser ?

Et c’est alors que retentit, à une distance qui paraissait assez lointaine quoique pourtant assez proche, la fusillade du massacre, au carrefour Grande Poste-Isly, sur la deuxième colonne (elle en avance sur nous ou nous en retard sur elle). Bruit collectif comme un seul tir, unique, profond, durable- puis quelques rafales sporadiques- puis un silence lugubre. Les gens se regardaient consternés : « ils ont tiré ! ». Le mot était sur toutes les lèvres, dans tous les regards, dans tous les cœurs. Tout s’était paralysé, statufié ; la troupe, la foule. Un univers de songe et de cauchemar à la pensée de ce qui avait pu se passer LA-BAS. Mouvement de foule en recul et déjà d’éparpillement. La tête du cortège se démobilise. Aucune consigne orale mais inconsciemment perçue et répercutée de tous : dispersion du rassemblement. Je restai encore un peu (dans l’attente de quoi ? de quel inutile miracle ?) avec peut-être une centaine de gens ‘à faire quoi ?) ; lorsqu’apparut, à basse distance, un hélicoptère de gendarmerie qui nous balança quelques grenades lacrymogènes. Nous dûmes à quelques-uns, tremper nos mouchoirs à l’eau d’une fontaine publique, située là face à une petite rue en escaliers descendant vers le carrefour de l’Agha. (Note : il s’agit de la rue Warnier). Puis, crainte que n’arrive par quelques rues adjacentes et perpendiculaires, un groupe de gendarmes nous prenant de derrière en tenaille avec la troupe, le dernier groupe, comprenant la dangereuse inutilité de quoi que ce soit, s’évapora dans la nature.
……..

04

 En bleu, comme indiqué dans le témoignage, les deux flux des manifestants qui se rejoignent sur le plateau des Glières, à la Grande Poste (10) avant de s’engouffrer dans la rue d’Isly.

Le groupe mentionné dans le témoignage est arrêté, dans la rue Michelet, au niveau du tunnel des Facultés, place Lyautey, en rouge.

Les hélicoptères des gendarmes survolent à basse altitude la rue Warner – en rouge - et jette les bombes lacrymogènes sur les manifestants qui font demi-tour au bruit que fait la fusillade à la Grande Poste.

Les hélicoptères entrent en action juste après la fusillade et s’acharnent sur les manifestants loin de la fusillade.

Il y a là une réelle volonté de chasse aux Français d’Algérie.

Et l’Etat couve toujours ses dossiers secrets sur des blocs de glace (S.G.)


6 - Monsieur ORSETTI Gabriel : ils lancent des grenades

"Dimanche 25 mars 1962"

« Atmosphère de drame à Sainte Elisabeth Monseigneur DUVAL célèbre la messe Beaucoup de fidèles ressortent de l’église. Nous emmenons Madame Perrier au marché. Des ambulances passent au carrefour de l’Agha.

Certainement des victimes de Bab el oued. Des attroupements en ville. Atmosphère tendue. L’après-midi, au moment où nous partons au club on vient à la maison nous demander des vivres pour Bab el Oued, mais comment y parviendront-ils puisque le bouclage est certainement sans fissure. Je n’ai pas le cœur à jouer au tennis. Au club je lis « Voyage autour de ma chambre » Le soir la radio nous apprend que Bab el Oued est passé au peigne fin, 800 arrestations.

"Lundi 26 mars 1962"
(Découpé dans le journal de lundi)

 

05

Bab el Oued est toujours encerclé. Un mot d’ordre circule, des tracts sont distribués : « rassemblement cet après-midi au Plateau des Glières et marche pacifique et sans armes vers Bab el Oued, pour réconforter la population bouclée et manifester la solidarité de toute la population d’Alger et de la périphérie, population européenne s’entend. Drapeau français en tête. » La grève générale est donc décrétée. C’est le cœur bien lourd que je rentre à la maison. Tout cela ne me dit rien qui vaille. A la radio on annonce que le pouvoir est bien décidé à s’opposer à cette manifestation. Je demande aux enfants de rester bien sagement à la maison. D’ailleurs des barrages sont en place sur le Télemly.

Il n’est pas encore 15 heures que des coups de feu éclatent. Quelques rafales, pas loin. Un peu plus tard, une forte explosion à proximité (grenade ? cocktail Molotov ?). l’explosion est suivie de fortes rafales. Nous voyons des gens courir au-dessus de la rue Eugène Etienne. Un militaire met son F.M. en batterie face à Sainte Elisabeth. Jean-louis qui est chez Nicole nous dira le soir que ça tiraillait au marché Jeay et autour de la villa.

Puis c’est la danse des hélicoptères, jusqu’à trois, dans un ciel serein, car le temps s’est remis au beau. Ils lancent des grenades, lacrymogènes sans doute. On aperçoit leur sillage de fumée dans le ciel. Elles tombent sans doute rue Michelet. L’une d’elle atterrit sur les toits des chemins de fer. Monsieur Vialard, qui est au balcon, me dit qu’il y aurait beaucoup de blessés avenue Pasteur et à la Grande Poste. Je descends. Je tombe sur Monsieur ……. qui se trouvait rue d’Isly, près de la Grande Poste. Il y a eu une terrible fusillade et beaucoup de morts, des scènes affreuses, parait-il.

Quand je remonte Juliette me dit qu’elle a écouté à Europe n°1 un reportage hallucinant, pris sur le vif. Les tirailleurs algériens auraient tiré. Le lieutenant qui les commandait criait, parait-il, à plusieurs reprises « Halte au feu, au nom de la France, cessez le feu ». Aux informations de 20 heures, nous apprenons que JOUHAUD aurait été arrêté à Oran ; la nouvelle devait être confirmée ; que les fusillades de la Grande Poste aurait fait au moins 35 morts et au moins une centaine de blessés ; que les arrestations à Bab el Oued atteignaient le chiffre de 1.200… Quelle affreuse journée pour tout le monde.

Mardi 27 mars 1962

Tout le personnel est devant la Schell, personne ne veut rentrer. Lentement mais sûrement la Schell se vide. Elle est fermée. La grève est maintenant générale en ville. Nos collègues Schell de Bab el Oued ont été arrêtés : VINDIGNI, PAGES, SELLEM, AZOULAY, BELLORINI etc.….. En remontant à la maison je rencontre mademoiselle ……. Qui revient de l’hôpital. Le nombre des victimes de la Grande Poste serait de 56. Dans la soirée, coup de téléphone de …. Il y a un Van Den Broeck parmi les victimes. Je téléphone à …..C’est le père de notre comptable.

Vendredi 30 mars 1962

Dans les avis de décès nous apprenons que madame Mesquida a été tuée lors de la fusillade. Juliette va voir monsieur Mesquida l’après-midi avec madame DREVET et madame CROS.

 

Lettre de Gabriel ORSETTI,
adressée par sa fille Monique PRIGENT-ORSETTI
Les Plaignes – 87 160 - Cromac
Les pointillés remplacent les noms volontairement supprimés par Monsieur ORSETTI décédé en 2007.

Très sincères remerciements à Monique PRIGENT
Simone GAUTIER

06

La rue Eugène Etienne en haut à droite en rouge.
10 : La Grande Poste
En gris le plateau des Glières et la rue d’Isly
En bleu
les flux des manifestants Michelet, Peguy

07

 

Monsieur ORSETTI devant le monument aux morts un 26 mars 199?


7 - Monsieur SUDRY Roger - 22 ans fils de Jean - les yeux brûlés par une bombe lacrymogène de combat

Par tracts, la population est invitée à venir manifester, dans le calme, sa solidarité avec les compatriotes de Bab el Oued, toujours encerclés dans leur quartier.
Vers midi, nous entendons à la radio, un communiqué de la Préfecture de police : « La population du Grand Alger est mise en garde contre les mots d’ordre de la manifestation mis en circulation par l’organisation séditieus.

Après les évènements de Bab el Oued, il est clair que les mots d’ordre de ce genre ont un caractère insurrectionnel marqué. Il est formellement rappelé à la population que les manifestations sur la voie publique sont interdites. Les forces de maintien de l’ordre les disperseront, le cas échéant avec toute la fermeté nécessaire. ».

Pour mon père, pour mes amis, pour moi, cette manifestation n’a vraiment rien d’insurrectionnel. Il s’agit tout simplement d’une action de compassion envers ceux de nos concitoyens qui crient encore plus fort que nous leur attachement à l’Algérie française. Ce qui est singulier et même troublant c’est l’annonce même de ce communiqué inutile, car depuis des années, les manifestations sont interdites et on ne nos le rappelle pas à chaque occasion … alors pourquoi aujourd’hui ? La conclusion du Préfet de police qui nous promet « d’user de toute la fermeté nécessaire » me met toutefois mal à l’aise, surtout après les évènements tragiques de ces derniers jours. Finalement, après avoir mûrement réfléchi, papa me dit qu’il faut s’attendre à une réaction bien plus musclée des forces de l’ordre : en plus des coups de crosse habituels, des grenades lacrymogènes traditionnelles, ils utiliseront en force leurs fameuses motopompes et sûrement des grenades offensives … Dans ces conditions, il ne sera pas question de nous rendre à la manifestation en compagnie de Maman et de Marie-France (ma sœur alors âgée de 16 ans). Avant de partir, nous assistons depuis nos fenêtres entrebâillées à l’installation de chevaux de frise au pied de notre immeuble, il est 13 heures.

Les gendarmes mobiles, casqués, armes à la bretelle, bardés de sacs contenant vraisemblablement des grenades lacrymogènes et offensives paraissent très nerveux. Nous gardons en mémoire leur comportement odieux, l’après-midi du 24 janvier 1960, quant au même endroit – et bien avant le déclenchement du drame – ils avaient matraqués avec hargne des habitants du quartier qui voulaient simplement regagner leur domicile.

Vers 13 heures 15, papa me quitte (- Papa fut le dernier Président de l’importante association d’Anciens Zouaves d’Alger de 1947 à 1962). Il se rend vers le Plateau des Glières où il a rendez-vous avec ses amis anciens combattants. De mon côté, évitant les barrages édifiés boulevard du Télemly et ceux qui sont plus bas vers le forum. Je gagne la rue Charles Péguy en empruntant les escaliers qui s’étagent à partir des rues d’Estonie et Duc des Cars vers la rue Berthezène et mon lieu de rendez-vous avec mes amis étudiants.

Je vais devoir, malgré tout, franchir des barrages filtrants de militaires casqués, de gendarmes, de C.R.S. Partout des gens se hâtent vers la Grande Poste, lieu central de la manifestation. Certains d’entre eux sont même venus avec des filets remplis de provisions avec l’espoir de les porter tout à l’heure vers Bab el Oued. De nombreux balcons sont pavoisés de tricolores avec des crêpes de deuil car hier, à Oran, le Général Jouhaud a été arrêté. Alors que j’ai retrouvé mes camarades et que nous préparons à rejoindre le parvis de la Grande Poste, nous recevons l’ordre de ne pas rester en première ligne de la manifestation pour des raisons de sécurité. Il ne faudrait pas nous faire repérer par des agents des services spéciaux en civils et les barbouzes et compromettre bêtement notre réseau. C’est presque en rechignant que nous obtempérons et nous décidons alors de nous rendre chez l’un d’entre nous, rue Denfert Rochereau, quand tout à coup les premières détonations de la fusillade se font entendre. Immédiatement, je pense à des tirs d’intimidation mais les nombreux manifestants qui refluent affolés infirment cette hypothèse : une véritable tuerie a été déclenchée par les militaires qui ont ouvert le feu de toutes leurs armes, P.M., F.M., AA52, …sur la foule désarmée.

Arrivés quelques minutes plus tard au domicile de notre camarade, nous apprenons l’ampleur du désastre grâce aux flashs d’information diffusés en continu. Tous quatre, étudiants en médecine, décidons de nous rendre sans plus tarder à l’hôpital Mustapha pour nous mettre à la disposition du Corps médical. Nous venons tout juste de passer devant l’église Saint Charles, lorsque d’un hélicoptère surgissant au ras des toits, tombe une bombe lacrymogène d’un calibre impressionnant. Elle explose pratiquement sur nous et un nuage jaune très toxique nous enveloppe. Le plus exposé, j’inhale une grande quantité de gaz et suis immédiatement aveuglé par la puissance du produit qui n’a rien de comparable avec celles des traditionnelles grenades… que j’ai déjà expérimenté ! J’apprendrai plus tard par un officier du Génie qu’un dérivé d’ypérite [1 et 2] rentrait dans la composition de ces fameuses bombes !!! Réfugiés dans un hall d’immeuble avec mes amis moins atteints, l’angoisse me gagne quand un civil apparaît et nous demande d’où nous venons. D’abord sur nos gardes, pensant avoir affaire à quelque barbouze, nous sommes soulagés d’apprendre que notre interlocuteur n’est autre que le docteur BEAUVE, ophtalmologue, qui a son cabinet au premier étage. C’est une chance incroyable … un véritable miracle. Totalement aveugle, le médecin me prodigue les soins d’urgence que mon état nécessite. Grâce à ce traitement, je recouvre la vue deux heures plus tard. Sans cette providentielle rencontre je risquai une cécité plus ou moins partielle. … Nous reprenons enfin le chemin de l’hôpital. A l’arrivée, un spectacle affreux nous attend lorsque nous passons devant l’entrée de la salle qui sert de morgue… partout des civières surchargées des corps ensanglantés, percés, déchiquetés par les rafales d’AA52… Bien qu’ habitués à nous rendre dans cet endroit sinistre où j’ai vu de trop nombreux cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants sauvagement martyrisés par les tueurs du FLN, aujourd’hui je me sens défaillir car le comble de l’atroce est atteint avec ces dizaines et ces dizaines de corps percés cette fois de balles françaises. Les différentes équipes de médecins et le personnel hospitalier resteront mobilisés plus de douze heures d’affilée. Dans les cliniques de la ville, à Lavernhe, à Solal, la même atmosphère fébrile va régner.

La ville étant un véritable champ de bataille, je regagne mon domicile en empruntant le boulevard du Télemly, n’ayant que deux barrages de militaires à franchir sans trop de difficultés. Après ce que je viens de vivre et surtout ce que j’ai vu à l’hôpital, je me retiens de justesse de cracher au visage de cet abruti qui détaille ma carte d’identité avec une attention aussi soutenue qu’imbécile. Et, pour me faire peur, certains militaires manœuvrent les culasses de leurs armes dans mon dos pour me faire croire à un éventuel tir … ………..

Je vous adresse aujourd’hui les quelques pages extraites de mon recueil de souvenirs et qui relatent cette tragédie.

Sur les clichés joints au compte-rendu que je vous ai adressé au nom de mon père,  j’ai fléché sa position sur les marches de la grande Poste. Mon père était le dernier Président de l’importante association d’Anciens Zouaves d’Alger. Il fut blessé au mollet par un éclat de projectile au fusil mitrailleur.

Roger SUDRY
31 rue Clément Roassal
06000 Nice.
Nice 8 mai 2008.


Quartier du Plateau Saulière au dessus de la Grande Poste
En noir, la rue Denfert Rochereau .

02

En jaune les flux de la manifestation.
En noir la rue Denfert Rochereau ou ont été larguées les bombes. Au N° 23 l'église Saint Charles qui se trouve au niveau du "H" de AGHA (ci-dessus)

 

MON ALGER TRICOLORE
Journal d’une jeunesse algéroise
1940 – 1962

Fils et petit-fils de deux figures emblématiques du Tout Alger patriotique des années 1920 à 1962, Roger Sudry nous  livre, cinquante  ans plus tard, le contenu de ses carnets personnels qu’il écrivit,  pour l’essentiel, au fil des jours de ses vingt-deux premières années passées sur l’autre rive de la Méditerranée.

01

Après une évocation des grandioses fêtes commémorant  le centenaire de l’Algérie française où son grand-père François Sudry, capitaine en retraite du 2ème Zouaves, fut l’une des chevilles ouvrières de l’imposant congrès des Anciens Zouaves qui se tint en mars 1930 à Alger, puis  le rappel des combats menés en mai et juin 1940 sur les rives du « Canal de l’Ailette » où son père, Jean Sudry – dernier Président de l’Union des Zouaves  d’Algérie et de l’Amicale des Anciens Zouaves d’Alger – gagna sa croix de guerre avec son Régiment, le 9ème Zouaves du colonel Tass, ce seront les jours heureux des années 1945 à 1954 avec l’évocation des souvenirs d’enfance et d’adolescence dans cette capitale radieuse que fut notre « Alger d’antan ».

Du 1er novembre 1954 au dernier jour de juin 1962 le quotidien et son parcours scolaire puis universitaire vont se trouver intimement mêler aux soubresauts  de l’histoire : ce seront les grands événements qui se dérouleront à Alger.

Après la Toussaint sanglante de 1954 et la « BATAILLE D’ALGER » avec son cortège d’attentats FLN, nous remonterons les marches du FORUM  le 13 mai 1958 puis, à la semaine des BARRICADES et du CAMP RETRANCHE DES FACULTES  en janvier 1960 se succéderont les jours sombres des émeutes FLN de décembre 1960, les heures d’espérance d’avril 1961 où quatre généraux et des troupes d’élite sauveront l’honneur de l’armée française, la résistance de l’OAS, la répression et la chasse aux patriotes, le blocus de BAB EL OUED, la FUSILLADE DE LA GRANDE POSTE D’ALGER, le triste exode de juin 1962.

Pour rendre encore plus prenant son récit et battre en brèche cette désinformation insidieuse et perverse qui ne cesse de travestir la VERITE et nous fait tant de mal, l’auteur a tenu à illustrer son récit de quelque 650 documents, fac-similés et photos, témoins irréfutables de notre histoire, de l’Histoire de ce qui fut notre ALGER TRICOLORE.

02

03 

07

 

 

Retour Sommaire

Informations supplémentaires