5.1 - Archives interdites - L'Histoire confisquée : une spécialité française - Entretien avec Sonia COMBE

VIII - Archives interdites : une spécialité française - La loi sur les archives 2008 : ambigüité et peurs françaises face à l’histoire contemporaine

1 - "Archives interdites"   Une spécialité française  : ENTRETIEN AVEC SONIA COMBE

2 - "Archives interdites" L'Histoire confisquée" de Sonia Combe - Un abus de pouvoir de l’État sur les archives

 

 

 

1 - "Archives interdites"   Une spécialité française  : ENTRETIEN AVEC SONIA COMBE

Auteur de « Archives interdites » édition Albin Michel Paru dans « différences » février 2000

Différences : Quelles sont les principales faiblesses de la loi actuelle concernant la communication des archives ?

Sonia COMBE : La loi actuellement en vigueur, votée en 1979, était implicitement destinée à empêcher l’accès des citoyens et des historiens aux archives publiques de Vichy. Avant 79, au terme de cinquante ans, on pouvait accéder au document ; avec cette loi, des délais supplémentaires ont été rajoutés concernant les fonds dits sensibles, et cela au nom des principes du secret d’État, du secret défense et de la protection de la vie privée. Comme si les délibérations du gouvernement de Vichy en 1942 pouvaient porter atteinte à la sécurité de la France en 1990. Cette clause-là n’est plus fondée. En revanche les citoyens ont bien évidemment le droit au respect de leur vie privée. Mais dans le cas des archives de Vichy, cette clause semble destinée à protéger la vie privée de l’État, c’est-à-dire celle de ses agents dans l’exercice de leur fonction. Par extension, dès qu’un document mentionne un nom propre, il n’est pas communicable. Ainsi les dossiers concernant les décisions prises par les commandants de camps d’internement sous l’occupation ne sont pas communicables car leurs noms y figurent : on estime que leur vie privée est en cause. On voit très bien là, l’hypocrisie de la loi de 79, qui prolonge la réservation des dossiers de l’État de Vichy et par extension celle des archives de la guerre d’Algérie au nom de clauses illégitimes.

Autre incohérence de la loi : elle prévoit le principe de la dérogation à elle-même. Rappelons, que c’est une « fuite » aux Archives de la Gironde qui a permis l’inculpation et le jugement de Maurice Papon. Ce système de la dérogation est contestable sur le plan de la déontologie comme sur le plan du rétablissement de la vérité historique. Les documents non communicables peuvent l’être sur dérogation. On donne accès aux documents non communicables à des « personnes fiables » du point de vue de la raison d’État : ce sont des personnes dont on sait, par leurs travaux antérieurs et par leurs titres, qu’elles ne divulgueront pas des noms propres ou des informations qui pourraient mettre en cause « l’honneur »de la France. C’est discriminatoire parce qu’on divise ainsi les citoyens en deux catégories : les privilégiés en qui l’État a confiance et tous les autres qui doivent se débrouiller sans ces documents pour écrire l’Histoire, si tel est leur désir. C’est grave parce que de cette façon on a empêché des générations d’étudiants et d’historiens de travailler sur Vichy, et on continue de le faire pour la guerre d’Algérie.

Il faut ajouter que la loi stipule que toutes les institutions de l’État doivent déposer leurs archives aux Archives nationales ou départementales au terme d’un certain délai qui n’est d’ailleurs pas précisé !! [1]. Or la Préfecture de police de Paris fait exception à cette règle, elle n’est pas tenue de verser ses archives, elle dispose d’un service propre. Donc l’historien, qui voudrait accéder à des documents mettant en question les agissements des agents de la préfecture, doit s’adresser à un fonctionnaire de cette même préfecture de police, qui est naturellement lié à l’institution.

[1] : À quoi vous fait penser "un certain délai" … ? Un certain temps n'est-ce pas sur la couture du pantalon !


- "Combien de temps met le fût du canon pour se refroidir ?... Il met un certain temps ! "
(Sketch " Un certain temps" de Fernand REYNAUD- Humoriste).
Simone GAUTIER.

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2 - "Archives interdites" L'Histoire confisquée" de Sonia Combe - Un abus de pouvoir de l’État sur les archives

Édition La Découverte 2010

Quelques extraits

Résister à la raison d’État

Le 15 juillet 2008, l’Assemblée nationale adoptait la troisième loi sur les archives promulguée par la République française …

…Attendu depuis plus de dix ans, le projet d’une nouvelle loi relative aux archives adopté par le Sénat le 8 janvier 2008 allait cette fois susciter, jusqu’à son adoption par l’Assemblée, de vives réactions. Et quoique le résultat de la mobilisation menée par des historiens tout au long du premier semestre 2008 n’ait pas entièrement atteint ses objectifs, on peut y voir le signe fort d’un changement d’état d’esprit: la difficulté d’accéder aux archives publiques a cessé d’être considérée comme une fatalité

…Entre la première édition en 1994 de ce livre et cette seconde réédition de février 2010, ce que l’on a pu appeler la «crise des archives» a éclaté. Trouvant pour l’heure un dénouement loin d’être satisfaisant (la nouvelle loi et la construction problématique d’une «cité des archives» en attestent), cette «crise» a eu le mérite de rendre publique la gestion des documents produits par l’État et ses administrations centrales, d’interroger des pratiques d’État et des conduites sociales et, enfin, de souligner à nouveau la culture du secret propre à l’administration française –dont la politique archivistique est, parmi d’autres, révélatrice.

Des effets d’annonce: une pratique récurrente
En adoptant comme «régime de principe» un délai de communication de trente ans pour les archives d’État, suivant en cela la législation américaine de 1966 (le Freedom of Information Act), mais avec de nombreuses exceptions concernant les archives «sensibles», la loi française du 3 janvier 1979 avait donné le change.

… et il n’était même pas encore question d’accès aux archives des guerres de décolonisation. La loi n’en fut pas moins votée.

… Or, que s’est-il passé aujourd’hui?
À la différence–de taille –que, cette fois, la presse a relayé les critiques émises contre le projet de loi de janvier 2008, puis son adoption quelques mois plus tard, on a pu assister à une semblable stratégie: d’un côté la réduction du nombre des délais de communication (quatre délais contre cinq auparavant) et des délais eux-mêmes pour l’effet d’annonce; et, de l’autre, la création d’une catégorie d’archives «incommunicables», pour le tour de vis.

… « Tout est ouvert, sauf ce qui ne l’est pas. »

… La délicate question de la communicabilité de documents comprenant des éléments de vie privée demeure entière. On peut formuler à nouveau le principal reproche que nous avions énoncé dans ce livre en 1994, à savoir la confusion entre vie privée et vie professionnelle. Non seulement la nouvelle loi permet encore de protéger, au nom de ce principe, des actes commis dans l’exercice de leurs fonctions par des agents de l’État, mais elle a aggravé cette disposition, puisque la notion de vie privée a été étendue à l’«appréciation» et au «jugement de valeur» que l’on peut trouver portés dans des dossiers sur des individus. [1]

…Quant à la notion, inexistante dans la loi antérieure, de «sécurité des personnes» (délai de cent ans), elle est inquiétante dans son principe. Elle viserait a-t-on expliqué, à protéger des agents de l’État en mission spéciale (services secrets). Ce qui peut avoir pour conséquence que ces serviteurs de l’État soient exonérés leur vie durant de devoir rendre compte de leurs actes. On sait les dérives que peut engendrer un tel sentiment d’impunité.[2]

Mieux définir les contours de la vie privée aurait permis de mettre plus tôt à la disposition des chercheurs des dossiers d’agents de l’État, que ce soit pour faire l’histoire de l’administration ou, par exemple, des études prosopographiques [A] dont l’intérêt en histoire sociale ne cesse d’être démontré. Le délai de cinquante ans, au nom du respect de la vie privée appliqué aux dossiers de personnel, interdit de telles études pour la période contemporaine.

…..

Soulignons enfin les deux reproches majeurs qui interdisent de voir, en dépit de la réduction des délais de communication, un véritable progrès dans la loi de 2008 sur les archives : la création d’une catégorie d’archives incommunicables et le maintien du système dérogatoire.

Un délit d’existence

On sait combien la couverture du sceau «secret défense» de certains documents «sensibles», c’est-à-dire qui mettent en cause les agissements des grands et moins grands commis de l’État dans des périodes de crise ou de guerre, est dommageable à l’écriture de l’histoire.
En l’absence d’accès aux archives, on a tout d’abord tendance à amplifier les conséquences des faits, les batailles de chiffres sont éloquentes de ce point de vue. L’accès aux archives, sans pour autant minimiser ces faits, a souvent plutôt pour conséquence de minorer les chiffres généralement avancés. Moins les archives sont accessibles, plus on se tourne vers les témoins. …

… Il ne s’agit pas ici de retomber dans ce faux débat qui oppose mémoire et histoire, mais simplement de rappeler que l’une et l’autre sont des modalités de représentation du passé et que leur croisement fait partie de la méthode du chercheur. Voilà donc ce dont nous prive la catégorie jusque-là inédite d’archives incommunicables. Démagogique dans sa version officielle (qui serait partisan, en cette période où le danger du terrorisme est sans cesse évoqué, que tout un chacun puisse fabriquer une arme nucléaire?), elle est potentiellement dangereuse, car extensible à tout moment. Peu importe en fin de compte le contenu, c’est l’existence d’une telle catégorie qu’aucune démocratie ne devrait tolérer. De ce strict point de vue, la France continue à être en retard sur les grandes démocraties occidentales.

La dérogation, une forme de «censure douce »

Le conseiller d’État en avait clairement énoncé les inconvénients: tout d’abord, «il [l’octroi de dérogations individuelles aux règles de communicabilité] présente un risque sérieux de subjectivité, puisque les dérogations sont accordées en fonction de la personnalité du chercheur, de sa notoriété ou de l’opinion que l’administration peut se faire de ses recherches».

… Si ce système, antidémocratique dans son principe puisqu’il fonde une division entre les citoyens qui ne sont plus de facto égaux en droit, a été maintenu, en dépit des recommandations du Conseil de l’Europe (qui ne semblent devoir s’adresser qu’aux ex-États communistes) c’est bien parce qu’il y a abus du pouvoir de l’État sur « ses archives ». Il correspond à un passe-droit déguisé en droit qui a pour but, peut-être d’aider à la recherche mais aussi de neutraliser la critique.[3]

…..

Une mentalité d’un autre âge

On ne peut parler de libre accès aux archives tandis qu’on instaure un accès privilégié. Cette division entre lecteurs fondée sur leur capacité à interpréter ou non le document d’archive relève d’un autre âge …

… La revendication du libre accès aux archives publiques pour tous, quoiqu’apparaissant aussi utopique à certains qu’aux jésuites du XVII siècle, annoncerait-elle la fin de l’ère du secret érigé en modalité de gouvernement?

Le maintien de cette requête adressée à l’État, pour aussi habituelle qu’elle soit, est un indice supplémentaire du retard de la France sur les grandes démocraties. Certes, aucun État ne met spontanément à la disposition de ses citoyens les traces de son activité. À chaque fois, il faut créer un rapport de forces, puis un espace de négociation …

... Le libre accès aux archives n’est nulle part donné ou garanti. Comme tout droit de l’homme, il se conquiert. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit de contrôler la sphère d’action de la raison d’État.

Les conditions d’écriture de l’histoire contemporaine n’ont donc pas été améliorées de façon décisive par la loi du 15juillet 2008, qui reste dans la continuité de la précédente. Si on en juge par ce qu’en disent les archivistes, leur tâche ne s’en trouve pas simplifiée. On observe même d’ores et déjà des reculs par rapport à la loi précédente, notamment en matière de communication de documents sur la guerre d’Algérie.

...En définitive la nouvelle loi s’est révélée décevante et d’autres menaces pèsent aujourd’hui sur une institution qui a gagné en visibilité grâce à sa « crise ». Des petits pas ont été faits en avant parallèlement à un grand bond en arrière …..

[A] : Étymologiquement prosopographie signifie « description d'une personne».
La prosopographie a trouvé ces dernières années un regain de faveur chez les historiens et les sociologues, en particulier avec des études portant sur l'ensemble des personnalités constitutives d'un milieu intellectuel, politique, économique ou artistique, plus généralement d'une classe dominante, et qui mettent en évidence les communautés d'origines familiales, religieuses, universitaires, sociales ou autres. La méthode et les finalités de la prosopographie se sont considérablement renouvelées dans la mesure où elles ne cherchent plus tant à étudier la biographie d'individualités exceptionnelles, que des séries ou des groupes de personnalités représentatives et constitutives d'un milieu social. (Simone GAUTIER)

[1][2][3] : Comme pour un certain président de la république, un général qui ne l’était pas (Simone GAUTIER)


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