13.9 - SUGIER Hélène : j’avais 13 ans ...

VI - Les témoignages - Les enfants d'hier et d'aujourd'hui

Le lundi 26 mars 1962 à Alger.

Après de longues années de silence, d’impossibilité de mettre des mots sur ce que j’avais vécu, je témoigne aujourd’hui en mémoire de nos frères et sœurs assassinés ce lundi 26 mars 1962 à Alger.

Le lundi 26 mars 1962, j’étais âgée de 13 ans, j’habitais à Alger, 67 rue Rovigo, avec mes parents et mes deux frères (20 et 18 ans).

Ce jour-là après avoir déjeuné, nous sommes allés « en ville » tous les cinq. Nous avions appris qu’un rassemblement était prévu en solidarité avec le quartier de Bâb el Oued encerclé par l’armée française. Après avoir descendu la rue Rovigo à pieds, nous sommes arrivés rue d’Isly. Il y avait du monde. Je me rappelle bien les drapeaux français, des jeunes, des familles comme la nôtre, des personnes âgées …

Allant vers la place de la Grande Poste, nous avons traversé un barrage de militaires en treillis ; ils tenaient leurs armes comme si ils étaient prêts à tirer et la tension que l’on a sentie, nous a fait décider d’aller plus loin : traverser la place pour prendre la direction du boulevard Baudin, nous souhaitions reprendre la rue Richelieu où habitait mon grand-oncle. Nous avons pris la rue Charles Péguy et la rue Charras où nous avons été refoulés : un barrage de militaires ne nous a pas laissé passer. Nous sommes donc revenus à la rue Charles Péguy et avons essayé de nous diriger vers le square Guynemer, décidés à rentrer chez nous, rue Rovigo, en évitant la rue d’Isly. Là aussi, autour de la rue Charles Péguy, toutes les rues étaient bouclées, nous n’avions plus qu’une possibilité, retourner place de la Poste, un barrage nous ayant laissé repasser de la rue Charles Péguy vers la place de la Poste.

Sur cette place au milieu de la manifestation, nous avons compris que nous étions pris dans une nasse car le barrage de la rue d’Isly s’était refermé ; il était 14 heures 50 et la fusillade a commencé. On nous tirait dessus à partir des barrages militaires de l’entrée de la rue d’Isly et du boulevard Bugeaud, nous étions alors devant la Grande Poste. Tout le monde s’est baissé puis couché à terre. Mes parents se sont immobilisés avec mes frères sur la chaussée devant le trottoir à proximité du passage piétons. Moi-même n’ayant pas à 13 ans de savoir-faire en cette circonstance, j’ai rampé à quatre pattes vers les marches de la Grande Poste, jusqu’à ce qu’un homme m’immobilise au sol, et, pour me protéger, mette sa main sur ma tête ; son autre main était sur la tête d’un jeune homme qui devait avoir environ mon âge. Nous étions le long de la Poste, sur le trottoir, perpendiculaire aux marches.

Je me rappelle un certain nombre de bruits pendant ces treize minutes : les armes automatiques assourdissantes, des cris, des appels de supplications demandant grâce, demandant d’arrêter les tirs … Près de moi, un homme perdait son sang par la tête, un autre était blessé au pied. Éloignée de quelques mètres de ma famille, j’avais la certitude qu’ils allaient nous tuer tous ; je me considérais comme morte, je m’y préparais, je priais ! Lorsque les treize minutes de fusillade furent passé, nous nous sommes relevés, ma mère m’appelait, elle me croyait morte.

Nous nous sommes tous les cinq précipités vers le haut des marches de la Poste ; les portes étaient fermées à clef et nous nous sommes agglutinés contre elles. Là, nous retournant vers la place, nous avons vu les blessés, les morts, le sang partout, nos vêtements étaient eux-mêmes souillés de sang. Je me rappelle nettement d’une jeune fille qui était restée à terre, au bas des marches, elle était morte ! J’ai vu arriver en jeep trois hommes en blouse blanche et bonnet qui venaient secourir les blessés ; lorsqu’ils se sont avancés pour faire leur travail, ils ont été fusillé par une rafale et je ne les plus vu bouger : tués ou blessés.

Des rafales continuèrent après la fusillade, visant les sauveteurs qui arrivaient. Après un moment, quelqu’un a ouvert une petite porte de la Poste, nous y sommes entrés ; là nous avons attendu que les tirs cessent. Lorsque nous sommes sortis, nous avons pris la direction de la rue Michelet, vers le domicile d’une tante.

Pendant ce chemin, nous avons dû rentrer à plusieurs reprises dans des immeubles car, d’hélicoptères, on nous arrosait de gaz qui nous brûlait les yeux, le nez et la bouche. Dans les immeubles on nous donnait des bassines d’eau et de vinaigre pour nous soulager et nous aider à respirer. Les gaz étaient si violents que nous devions atteindre les étages supérieurs pour ne plus suffoquer et retrouver notre respiration. …/…

Hélène SUGIER
Présidente du Cercle algérianiste de Nantes
Château le Roty
44 150 Saint Herblon.

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