13.5 - GALIERO Jean-Louis : j’avais 13 ans

VI - Les témoignages - Les enfants d'hier et d'aujourd'hui

Bonjour Madame,Je viens de découvrir votre site.
J’étais avec mon frère et mon père, rue d’Isly. Nous nous sommes réfugiés dans un immeuble.J’avais un peu plus de 13 ans. Je me souviens des sirènes des ambulances, du bruit des tirs d’armes à feu et de corps allongés.
Je rentre au Québec lundi prochain, fier de ce que vous avez fait et faites encore.

Permettez-moi de vous exprimer toute ma considération.Vendredi 28 mars 2008 avec l’autorisation de Jean-Louis GALIEROLundi 7 avril 2008 - Québec

" .... le souvenir de cette journée-là a affleuré dans la grisaille parisienne et j’ai pensé à mon père, un homme bon, décédé il y a quelques années, qui ne faisait pas de politique et qui m’a montré la tolérance. J’ai écrit un petit récit dans l’avion, que je viens tout juste de retoucher et qui est la seule chose que je puisse vous offrir. Vous avez eu raison de briser le silence, même si c’est difficile, et vous m’aidez à le faire aussi, car il est plus tentant de se refermer sur soi ...".

"Nous marchons ce jour-là, mon père, mon frère et moi. Maman travaille au journal où elle est réceptionniste. C’est un lundi avec des airs de dimanche. Dans mon souvenir il fait beau, c’est une journée de soleil, peut-être parce que papa est là, lui qui –d’habitude – dirige des chantiers, loin à l’extérieur de la ville. Et il me semble que je ressens encore ce léger décalage à être dans la rue en ce début de semaine, loin de l’école et habillé de frais.

Nous sommes nombreux à marcher ainsi, tranquillement. Papa nous l’a dit, nous défilons par solidarité avec les gens de Bab el Oued, ce quartier loin de chez nous qui est sous couvre-feu depuis quelques jours. Peut-être sommes-nous descendus directement de notre immeuble, rue Trollard, et avons-nous rejoint le cortège après avoir emprunté le tunnel des Facultés, peut-être avons-nous suivi un autre chemin, je ne sais plus.

A présent nous marchons vers la Grande Poste là-bas, devant nous et nous abordons ce plateau des Glières que je connais bien, lorsque éclatent des rafales d’armes à feu, des tirs saccadés que l’adolescent de 13 ans que je suis entend, alors qu’une sirène d’ambulance déchire l’air. Tout va très vite alors et j’ai le souvenir d’une foule qui se disperse, de corps qui se meuvent dans tous les sens mais ne veulent plus avancer. Car c’est droit devant nous que tout se passe. Papa s’exclame qu’on tire certainement des balles à blanc, ce qui lui attire le ricanement d’un homme qui lui fait remarquer le vacarme strident des ambulances.

Non papa, ce n’était pas des balles à blanc comme tu l’espérais, certainement de toutes tes forces, que l’on tirait, c’était un piège qui se refermait sur toi et tes enfants, jamais tu ne nous aurais amené dans ce lieu de tous les dangers si tu n’avais pas cru au respect des règles civiques, à l’impossibilité morale de lancer des projectiles meurtriers sur des êtres offerts , désarmés. Et comme tu venais de saisir à quel pont tout ce chaos était dépourvu d’innocence, tu ne penses plus à présent qu’à nous protéger contre nous-mêmes en quelque sorte et à sauver notre peau.

De la fuite dans un immeuble dont la porte miraculeusement s’ouvre à notre coup de sonnette, je me souviens à peine. Sans doute sommes-nous quelques uns à rester tapis dans l’ombre, à attendre de pouvoir sortir. Puis c’est le retour silencieux, la certitude d’un jour de fête abimé, le visage d’une mère ravagé d’incertitude. Quelques semaines plus tard, j’ai travaillé comme garçon de course pour une compagnie d’assurances et j’allais porter le courrier à la Grande Poste. En montant les marches de la poste, je voyais les signes du destin infligés : des taches sombres sur le sol et sur les murs, des traces de balle rappelaient que l’Armée de France avait tiré contre des civils désemparés se jetant par terre ou tentant vainement de se cacher derrière les piliers comme on voit aux chevreuils dans les forêts. Un peu plus loin, ce jour-là, Papa nous tenait par la main, ignorant ce qui arrivait.

Mais c’est à ce moment « d’avant les tirs à balles réelles » que je repense à présent et pour toujours, avant que tout ne bascule dans le feu et le sang. C’est un jour de fête, il fait beau et je marche avec les miens, mon père est jeune et bienveillant, d’autres gens nous accompagnent, à gauche et à droite, le défilé est pacifique et les gens parlent à haute voix. Bientôt tout à l’heure, ce sera autre chose, ce qu’on appelle l’avenir, et dans cette belle et grande rue de la ville, nous apprendrons que nous ne pesons pas bien lourd. Mais là, tout de suite, alors que les rafales d’armes automatiques ne résonnent pas encore, nous marchons tous ensemble.

Oui, nous marchons, nous marchons toujours. A jamais nous marchons.

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