12.3 - Docteur Jean-Pierre RIGAL

VI - Les témoignages - Les médecins - les infirmiers - les pompiers

Témoignage du Docteur Jean-Pierre RIGAL

Témoignage recueilli par Francine Dessaigne dans son livre « Un crime sans assassin » paru en 1994 aux Éditions Confrérie Castille

« Le 26 mars 1962 dans la matinée, alors que j’effectuais ma vacation d’externe à la consultation normale de médecine (professeur Claude), j’appris qu’une marche de solidarité envers nos compatriotes assiégés depuis près de trois jours dans le quartier de Bâb-el-Oued était  prévue et que le rassemblement devait se faire au plateau des Glières, devant la Grande Poste à 14 heures.

...Vers 12h45 – 13 heures, j’ai regagné l’appartement familial, sis au 20 de la rue Bastide, tout à côté de l’hôpital Mustapha. Ma mère, mon frère, alors âgé de 15 ans, et ma sœur s’y trouvaient. Ma mère s’apprêtait à rejoindre la Grande Poste et elle m’apprit que mon père devait déjà s’y trouver.

J’interdis à ma mère et mon frère de quitter la maison. Au même moment j’entendis à la radio le communiqué du Colonel (me semble-t-il)… (Commandant le secteur Alger Sahel) interdisant le rassemblement et faisant allusion à la vérité des moyens qui seraient pris pour la disperser.

Je quittais la maison vers 13h30 et j’empruntai, pour me rendre à la Grande Poste, où j’espérais retrouver mon père, l’itinéraire suivant : rue Horace Vernet, rue Meissonnier, rue Michelet, jusqu’à la hauteur des Facultés. Il n’y avait aucun barrage des forces de l’ordre. Je ne croisai que deux groupes de trois militaires d’origine maghrébine, casqués, en armes (FSA 45 – 56, PM MAT 49) approvisionnés, l’un d’eux avait même un gilet porte grenades à fusils et les grenades étaient sorties de leurs étuis de carton. Ces militaires ne portaient pas le moindre signe permettant d’identifier l’unité à laquelle ils appartenaient et je pensais alors qu’il s’agissait de soldats de la Force Locale.

Là où se termine la rue Michelet et où commence le plateau des Glières il y avait en travers de la chaussée un barrage lâche de GMC de l’infanterie de marine, avec probablement une cinquantaine de soldats, européens, en partie sur les camions en partie à terre.

Ces militaires, apparemment, ne s’intéressaient pas à ce qui se passait, n’opposant aucune entrave à la circulation des gens. À mi-chemin du barrage de GMC et du début de la rue d’Isly, j’ai rencontré deux amis, Michelle Jourdan, une étudiante de même année de médecine, et Jean ou Jean-Pierre Chevalier, étudiant en dentisterie et camarades de PCB. À cet endroit, il y avait peu de monde et Chevalier me dit qu’il avait vu mon père, qu’il connaissait, se diriger vers la rue d’Isly où le cortège s’était déjà engagé. Je me dirigeais donc vers la rue d’Isly, au passage je vis sur ma gauche un militaire en treillis clair, coiffé d’un képi à bande bleu azur et portant des galons de lieutenant, il discutait avec véhémence avec plusieurs personnes. J’appris plus tard qu’il s’agissait du lieutenant Ouchene, réfugié en France sous le nom de Duchenne et décédé récemment d’une maladie diabétique. [1]

Sur ma droite, sur le trottoir à l’angle de la rue d’Isly et de la rampe Bugeaud il y avait une mitrailleuse légère de type AA 52 approvisionnée. Les servants, du moins je le pense, au nombre de deux ou trois, étaient appuyés contre le mur. Après avoir parcouru la distance qui sépare le début de la rue d’Isly de la rue Chanzy, je fus brusquement arrêté, ainsi que les gens autour de moi, par une section de soldats, d’origine maghrébine, les mêmes que ceux que j’avais pris pour des soldats de la force locale. Cette section venant de la rue Chanzy  coupa la rue d’Isly. Les armes de ses soldats étaient approvisionnées, ils paraissaient en outre extrêmement tendus. Je n’ai pas entendu l’ordre, mais de proche en proche le détachement a mis les culasses en arrière. Je fus frappé par la conduite du soldat qui se trouvait à cinquante, soixante centimètres, face à moi,  ce garçon semblait à peine plus âgé que moi (j’avais 20 ans et huit mois  à l’époque), de petite taille il disparaissait sous un casque trop grand pour lui. Il était armé d’un FSA 49 – 56, au moment de relâcher la culasse, celle-ci s’est bloquée à mi-course, la cartouche s’étant présentée de travers. Visiblement affolé le jeune serra la crosse de son fusil entre les genoux et tenta vainement de débloquer la cartouche.

Je compris que le piège s’était refermé et que le feu allait être ouvert. Face aux jeunes soldats, je me trouvais approximativement au milieu de la chaussée. Je remarquais sur ma gauche une entrée d’immeuble à demi ouverte. Passant entre les gens je me rapprochais de cette entrée. Approximativement à l’instant où j’atteignais le trottoir, une rafale de AA à 52 démarra. Je situerai le bruit dans mon dos et à droite. Avant de plonger à terre je vis les soldats refluer en courant rue Chanzy, en tout cas je n’ai pas vu de militaires de ce détachement faire feu, du moins à cet instant. Un deuxième bond me propulsa à l’intérieur du couloir. Dehors le fracas des armes était maximum. Les gens arrivaient en rampant sur les trois marches du perron. Un homme en tenue de sapeur-pompier avait la face couverte de sang. Un autre d’une cinquantaine d’années, le membre inférieur droit brisé, essayait, en se traînant aussi, de gagner le premier étage. Par terre, dans l’entrée il y avait une femme morte le visage recouvert d’un tissu imprégné de sang. Je me suis alors demandé comment elle avait pu arriver jusque-là. Sur la droite de l’entrée face au battant fermé, je remarquais, accroupi, un homme d’une trentaine d’années qui prenait clichés sur clichés. Le type de son appareil photographique me fit penser qu’il s’agissait d’un professionnel. Je pense que je reconnaîtrais facilement cet homme. Bien qu’élève de PMS, habitué au bruit des armes, ainsi que depuis plusieurs mois à la vue de personnes assassinées en pleine rue, ce bruit et l’entassement devant ce couloir de morts et de blessés me paraissaient irréels.

De l’autre côté de la rue, je vis un militaire casqué, sur son épaule droite, dans le soleil, briller une barrette d’adjudant ou de sous-lieutenant. Cet officier à l’angle de la rue de Chanzy et de la rue d’Isly, faisait des gestes et parlait en direction de la Grande Poste (je n’ai pas entendu, compte tenu du bruit, ce qu’il disait). J’ai essayé de l’appeler pour, dérisoirement, lui demander de faire cesser le feu. Je ne pense pas qu’il ait vu ou entendu. J’ai l’impression à ce moment précis que la fusillade diminuait d’intensité et en particulier que la mitrailleuse ne tirait plus. Au milieu de la chaussée, couchée sur le côté, le dos tourné vers moi, il y avait ce que je pense être une jeune fille. Elle était vêtue d’un tailleur bleu clair, elle avait des cheveux roux acajou et séparés en deux grandes couettes, je ne sais pas exactement, elle bougeait faiblement les jambes [2]. Je devais tenter quelque chose pour l’aider, je décidais donc d’aller la chercher. À l’instant précis où je franchissais la porte, je ressentis une vive douleur au genou gauche et j’eus l’impression que quelqu’un me jetait à terre. Je compris que je venais d’être blessé. Je m’étais écroulé sur les marches du perron et je retournais dans le couloir en rampant. J’avais l’impression que l’on me broyait le genou, la main qui avait palpé le genou était rouge. Le journaliste se tourna vers moi et me demanda ce que j’avais. Je lui répondis que j’étais blessé au genou et que je perdais beaucoup de sang. Avec sa cravate, il confectionna une sorte de garrot à mi-cuisse.

Par terre, j’avais l’impression d’être vulnérable et, d’une manière irraisonnée, je craignais qu’une grenade ne soit jetée dans le couloir. Je demandais au journaliste de m’aider à me remettre debout, ce qu’il fit. En m’accrochant à la rampe, sur un pied, je tentai de gagner le premier étage. À mi-chemin je trouvais l’entrée du local à poubelles, j’y pénétrai et m’assis derrière celles-ci. Quelques minutes après deux hommes venant du premier étage m’emmenèrent dans le vestibule d’un appartement et là on m’étendit dos contre le mur sur une table basse. Un homme s’approcha, fendis mon pantalon et examina la blessure. Il s’agissait certainement d’un professionnel (médecin ou infirmier) car il confectionna un pansement compressif à l’aide d’une serviette de bain. Quelqu’un voulut me donner à boire mais cet homme blanc l’en dissuada en disant que je devais être opéré.

Au bout d’un moment, il y eut du remue-ménage, des gens montaient l’escalier, j’entendis distinctement « ne ramassez par les morts ». Un jeune sapeur-pompier me prit dans les bras, me redescendit et m’allongea sur le plateau d’une camionnette. J’étais tête à tête avec un garçon qui devint mon voisin de chambre au POBN du service du professeur Goinard. Il s’agissait de Guy Daleas [3], originaire de Vic en Bigorre, un instituteur militaire en permission venant de Fort National pour prendre l’avion, il était gravement blessé à l’abdomen. Sur les banquettes, il y avait des hommes et des femmes. Une femme à chaque cahot hurlait. Certains ne voulaient pas être conduits à l’hôpital de peur d’être achevés par « les Arabes » ou les gendarmes.

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