11.7 - Colonel Jean-Pierre RICHARTE - 4ème R.T.

1 - Entretien avec Francine DESSAIGNE - "Un crime sans assassin" - page 525 - Editions Confrérie-Castille - 1994

Le colonel Richarté était aspirant de réserve en mars 1962. De tous les officiers de l'EMT 1, c'est le seul Français d'Algérie. Né en 1939 à Martemprey, petit village d'Oranie situé au pied des pentes boisées, sur la route de Mascara à Tiaret. Son père était directeur d'école, sa mère tenait un magasin. Ils possédaient une modeste propriété agricole dont Madame Richarté avait hérité.

Sorti aspirant de l'école de Cherchell, J.P. Richarté a chosi comme affectation le 4ème RT en 1961. Il se trouvait avec la 2ème compagnie, cantonné dans la ferme Foulon à Faïd el Botna, près du col de Benchicao, au sud est de Médéa.

En 1963, au moment de la dissolution du régiment, il quitte l'armée mais poursuit sa carrière dans la réserve et il est aujourd'hui colonel, spécialisé d'état-major. (Puis il a exercé comme professeur de technologie. Il est aujourd'hui viticulteur. S.G.)

Ses parents désireux de rester sur leur terre natale qui enferme aussi les tombes de leur famille, parlant l'arabe (comme leur fils) tentent l'expérience de " l'Algérie nouvelle" , prévue par les accords d'Evian (le mensonge d'Evian S.G.). Leur fils les rejoint, ils ne resteront que deux ans, leurs modestes biens étant nationalisés en 1964.

« Nous étions en réserve générale. Les ordres n’arrivaient pas jusqu’à moi. Ils s’arrêtaient au niveau du commandant d’unité, le capitaine DUCRETET. Moi, je ne faisais qu’obéir à ses ordres et on ne me disait pas tout puisque je n’étais qu’un modeste chef de section. Quelques jours avant la manifestation, nous étions sur le terrain et nous avons été rappelés, en plein début d’opération pour être dirigés sur Alger. Nous étions en opération de ratissage et, en pleine nuit, à 1 heure ou 2 heures du matin, on nous a dit : "arrêtez tout, nous allons sur Alger". J’ai dit à mes tirailleurs : "Allez dans les camions en vitesse !". Et on est partis.

Nous avons atterri d’abord à Maison Carrée où nous avons fait du maintien de l’ordre et ça s’est bien passé.Ensuite on nous a envoyés à Bâb el Oued, à Climat de France, participer au blocus du quartier. Les Pieds-noirs qui étaient dedans n’avaient pas le droit de sortir, même pour acheter à manger …. (Étreint par l’émotion, en larmes, il a du mal à poursuivre). Vous vous rendez compte ! J’étais là, j’étais un militaire, je les comprenais, on les empêchait de sortir, de se ravitailler, on les empêchait même d’aller à la pharmacie, ils ne pouvaient pas vivre, ce n’était pas normal ce qu’on leur faisait subir ! Ce jour-là, vous vous rendez compte, j’ai été blessé par un Pied-noir, comme moi, qui m’a tiré de son balcon ! … (Je sens qu’il y est, qu’il revit la scène qui l’a marqué). En plus, avec moi, ils ne voyaient que des Algériens contre eux ! C’était mal interprété par ces Pieds-noirs, ils avaient l’impression que nous étions passés au FLN ! Qu’on leur en voulait ! Et ça a duré une journée …

De là, on nous a appelé en catastrophe, on nous a dit : « déplacez-vous en vitesse, il faut aller bloquer une manifestation et qu’il fallait se porter au centre d’Alger. Le capitaine qui commandait la compagnie n’était pas avec nous. Je me demande s’il n’avait pas refusé, une bonne fois pour toutes, de participer aux opérations de maintien de l’ordre dans ce genre. Il ne l’a jamais dit, mais j’ai constaté que chaque fois, il n’était pas là et c’est le lieutenant La Tournerie qui prenant le commandement de la compagnie.

On est donc arrivé rue Lelluch. Nous avions chacun pour mission de boucher une rue et d’interdire le passage. J’avais alors deux sections sous mes ordres, la 3ème et la 4ème, parce que la 4ème était commandée par un sergent. Le lieutenant commandait la 1ère et la seconde. Avec les camions de mes sections, j’ai bouché la rue, j’ai mis quelques barbelés devant et j’ai laissé un passage en chicane. Les premiers manifestants ont commencé à traverser mon barrage par petits groupes. Ils étaient tellement nombreux que ceux qui étaient derrière poussaient les barbelés, les écrasaient contre les barbelés, parce que cela ne débitait pas assez vite.

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Plan Dessaigne

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Le boulevard Bugeaud dit "Rampe Bugeaud" et la rue Lelluch  en contre-bas  derrière la Grande Poste

Nous avions eu juste le temps d’arriver, mais pas celui de nous installer. Et d’ailleurs nous n’étions pas faits pour ce genre de travail, mais pas du tout. Les tirailleurs arrivaient du bled, toutes nos armes étaient approvisionnées, les chargeurs engagés… Et puis, nous n’avions pas reçu d’ordres, pas du tout. Le lieutenant qui commandait la compagnie ne nous avait donné aucun ordre, il nous avait seulement dit : « vous bouchez la rue, vous interdisez le passage ». Quand on barre une route, il ne faut pas la barrer complètement. Il fallait couper la manifestation en plusieurs morceaux, de façon qu’elle s’étale dans plusieurs rues, qu’elle ne soit pas aussi concentrée. Moi c’est ce que j’avais essayé de faire, même si, lorsque j’ai vu qu’ils s’écrasaient les uns sur les autres, j’ai laissé un passage, mais pas très large … (émotion). Je ne sais pas combien il y avait de milliers de personnes qui avançaient lentement, on ne pouvait pas les arrêter ! Quand ceux-là ont vu qu’ils se heurtaient à nous, ils sont partis dans l’autre sens (vers la rue d’Isly). Si c’était prévu, programmé ? … Je n’en sais rien. En tout cas, ils devaient passer par là, il le fallait, pour eux c’était plus direct.

Pour l’ouverture du feu, on ne nous a rien dit, rien ! Simplement « interdisez la route, bouchez le passage » … Nous avions des fusils mitrailleurs et, normalement, sur les FM, il y a des bandes de 50 cartouches. Sur le terrain, quand nous avions des accrochages, nous assemblions les bandes bout à bout, on en faisait des bandes de 400 cartouches pour ne pas perdre de temps et réapprovisionner. Nous étions exactement comme sur le terrain, dans le même équipement, avec le même matériel et les mêmes consignes que dans le bled. Dès qu’on partait on percevait tout ce dont on aurait besoin PA, PM, AA 52, grenades offensives et défensives, cartouches, tout quoi … Le 26, je pense que nous avions les grenades , je ne me souviens pas que nous ayons l’ordre de les laisser, mais je ne vois pas du tout un tirailleur balancer une grenade dans une rue quand on sait qu’il y a d’autre tirailleurs à proximité, et pourquoi contre des Français.

Je ne me souviens pas d’avoir reçu l’ordre de tirer comme Ouchène. Je suis allé au-devant des manifestants, je leur ai dit : "Je suis Pied-Noir, j’ai reçu des ordres mais je suis avec vous et si c’était possible, je serai avec vous dans la manifestation avec mes tirailleurs ! » Le seul ordre qui me reste dans la tête, c’est d’empêcher la manifestation de passer et j’ai mal obéi à cet ordre puisque j’ai laissé passer une partie des manifestants. Je puis vous assurer que je n’aurais pas tiré ! … Je vous assure Madame, d’ailleurs mes tirailleurs n’ont pas tiré … Nous avions deux AA52 et nous nous trouvions rue Lelluch, je vous assure que mes soldats n’ont pas tiré une seule cartouche ! … J’ai désarmé moi-même mes hommes (oppressé par l’émotion, sanglots retenus), oui je les ai désarmés et ils n’étaient pas contents. On nous tirait dessus et c’était des Pieds Noirs ! Je ne voulais pas que nous, on leur tire dessus ! … C’est un épisode de ma vie que j’ai mis au fond de ma mémoire, je voulais l’oublier, c’est impossible …

Mes tirailleurs n’ont pas tiré et surtout le FM n’a pas tiré une seule cartouche… Je les en ai empêchés, je leur ai interdit d’ouvrir le feu. Mais ça tirait, il y avait des impacts de balles dans toute la rue... Les gars  étaient dans des encoignures de porte et moi avec eux, et j'allais de l'un à l'autre pour leur dire de ne pas tirer ...Ils n'étaient pas contents parcequ'il y avit des balles qui ricochaitent partout et on avait du mal à localiser l'origine des feux. Quand vous êtes dans une rue, que des balles ricochent, vous avez l'écho. En plus nous n'étions pas formés pour ce genre de combat, nous n'y étions pas adaptés, et ça a duré une dizaine de minutes environ, je ne sais plus affirmé la durée.

Le tireur de la rue Lelluch? On a bien vu quelque chose, on a bien localisé qu'il y avait un FM dans la rue. Mais on ne peut pas en parler, c’est difficile, parce que ça s’est passé très vite. Moi je m’occupais de mes tirailleurs pour qu’ils ne tirent pas et il y avait déjà des Pieds Noirs blessés qui couraient dans tous les sens, il y avait des gens qui étaient couchés par terre …Et on ne peut pas tout faire en une fraction de seconde, c’est très difficile ! Je pense quand même qu’il y avait un gars avec une arme automatique qui nous tirait dessus. Je ne peux pas vous dire exactement où c’était, nous, on ne pouvait pas le localiser.

Dans les immeubles on voyait des Pieds Noirs aux fenêtres qui faisaient les imbéciles et qui tiraient les rideaux pour voir ce qui se passait dans la rue ! Et les tirailleurs voulaient tous tirer en disant « c’est eux qui nous tirent dessus ! » … Je criais : « Ne tirez pas, ce sont des curieux qui regardent ! … C’est là que j’ai décidé de désarmer mes hommes … Le premier coup de feu ? Je ne sais pas. Mon barrage était au bout de la rue, les gens à côté, j’ai eu l’impression que les coups de feu arrivaient d’au-dessus de la foule mais c’est l’écho qui faisait cela ; en fait je n’ai rien vu, c’était l’écho qui nous renvoyait le bruit. C’est épouvantable Madame, vous entendiez de partout le bruit de la même balle … vous l’entendiez dans toutes les directions … Il est vraiment difficile de dire d’où ça venait.

Après les tirailleurs m’ont dit avoir blessé un Indochinois, un jaune, c’était sûrement une barbouze. C’est une idée personnelle, je n’ai aucune preuve mais je pense que ce sont des gens de ce genre qui ont ouvert le feu. Je n’ai aucune preuve mais je suis sûr que ce sont eux qui ont tiré sur les Pieds Noirs et sur les tirailleurs pour provoquer la réaction des militaires. Le gouvernement de l’époque avait recruté pas mal de barbouzes. Je pense que l’OAS n’avait pas intérêt à organiser une chose de ce genre. C’est le gouvernement qui avait intérêt à provoquer la cassure.

Il faut se remettre dans l’époque, les tirailleurs étaient inquiets pour leur vie, ils avaient peur de la foule. Ils ont tiré par réflexe pas par affolement, ils étaient habitués à réagir de la sorte, ils ne pouvaient pas faire autrement … Il y avait pourtant des troupes habituées au maintien de l’ordre dans Alger, des gendarmes, des gars qui étaient entraînés, qui faisaient du maintien de l’ordre toute l’année dans les rues. Ce n’est pas un traquenard, c’est une affaire montée de toutes pièces par des hommes politiques.

Comment ça s’est terminé ? Aussi vite que ça avait commencé et aussi bêtement. Quand le feu a cessé, j’ai fait le tour de mes hommes pour voir s’il n’y avait pas de blessés. Je leur ai recommandé d’être prudents et de rester à leur poste. Le toubib du régiment est arrivé et m’a dit : «Viens m’escorter, je vais aller de l’autre côté voir s’il y a des blessés ». Il s’appelait Attali, il était aspirant-médecin, passé par l’Ecole de Service de Santé de Libourne. (Lire : ICI   ) Donc, j’ai abandonné mes hommes aux ordres de mes adjoints et j’ai été devant la Grande Poste. C’est vrai qu’il y avait des éparpillés partout … au milieu de la rue … on en voyait couchés les uns sur les autres, en tas ! … Il a commencé à s’occuper d’eux. Je suis vite reparti, je ne pouvais pas laisser mes hommes seuls. Il y avait des gens avec des blessures légères, ils n’ont pas voulu se laisser soigner ! Nous avions des pansements militaires, ils n’ont pas voulu qu’on s’occupe d’eux, qu’on les soigne. Ils ne voulaient pas avoir affaire à nous !

Après ça, on nous a dit de lever les barrages.

Je ne sais même plus où on est partis et comment. Je sais qu’on est arrivé à Courbet Marine. Là on nous a interrogés. Le colonel Goubard est arrivé, il a convoqué tous les officiers et les a interrogés un par un. On passait tous dans son bureau et il nous demandait ce qu’on pensait de l’affaire. Je lui ai répondu que nous n’étions pas faits pour ce genre de mission, qu’il n’aurait jamais dû l’accepter, qu’on était des assassins... Des gars nous avaient tirés dessus et c’était des gars qui voulaient qu’il y ait une cassure entre les Pieds Noirs et les militaires, c’était provoqué. Il m’a dit « bon », il ne m’a pas répondu et a fait entrer un autre officier. Ensuite, Messmer, le Ministre de la Défense, est arrivé assez vite. Je ne l’ai pas vu, je n’y ai pas eu droit, j’étais tenu à l’écart. Je l’ai aperçu au mess au moment de l’apéritif.

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Quelques jours après, on nous a donné comme mission la garde du Rocher Noir où venaient de s’installer les gars du GPRA. On devait continuer à dresser des embuscades le soir ! Et comme les armes restaient enchaînées au râtelier, on faisait des embuscades avec des bâtons ! … On nous aurait redonné les armes en cas de pépin. Même avant le 19 mars les tirailleurs commençaient à déserter. Moi, sur mes deux sections, j’avais 80 tirailleurs, pas un seul n’a déserté ! Je n’ai jamais enchaîné les armes et c’est pour cela qu’ils n’ont pas déserté … Après Rocher Noir nous avons été replié sur Boghari, ce devait être sur le mois de juin quand le régiment a été dissous.



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Le cercle rouge ci-dessus, situe Rocher noir

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Rocher Noir

Je n’ai pas été interrogé par les gendarmes, peut-être parce que mes hommes n’avaient pas tiré à moins que ce soit parce qu’on avait peur que je dise des choses qu’il ne fallait pas dire … C’est pour cela que je n’ai rencontré ni Messmer, ni les gendarmes, ni qui que ce soit.

Les gens qui ont participé à l’enquête à l’époque, peuvent vous dire la vérité, s’ils n’ont pas été manipulés. Técher peut vous le dire, il a été en contact avec ses hommes, donc il a eu l’information sur le coup. « Pourquoi as-tu tiré ? Sur quoi as-tu tiré ? Sur le coup le tirailleur vous le dit. Techer est du côté de chez moi, je n’ai jamais eu le courage d’aller le voir … (émotion difficilement contenue).

Le colonel Goubard n’était pas avec nous, pour ce genre de mission, ce n’était pas normal. On ne lui a sûrement pas demandé son avis, on lui a dit : « vous envoyez votre régiment ». Goubard aurait dû dire à ses officiers, au moins à ses officiers supérieurs « voilà ce qui se passe » … Les informer. Je pense que si Goubard avait dit à Poupat : « j’ai demandé qu’on n’utilise pas le 4ème RT en opération de maintien de l’ordre, Poupat n’aurait pas répondu « présent » si vite au Commandement. »

Je n’ai pas lu les dépositions au procès du Petit Clamart. Vous dites qu’ils répètent ce qui est dans leurs rapports du lendemain, je ne les ai pas lus non plus mais je reste persuadé que tout y est arrangé dans le sens que voulaient les hommes politiques, le gouvernement. Je n’ai pas été contacté pour témoigner au procès. D’ailleurs du fait que j’étais Pied-Noir, j’ai souvent été tenu à l’écart, on ne me disait pas tout …

Une visite d’Ailleret ? Oui en mars. Je me souviens d’une prise d’armes sur un terrain vague à Berrouaghia. Il y a eu un défilé mais je ne peux pas vous dire la date... C’était vite fait et il n’a vu que le colonel.

Mon intime conviction, renforcée avec le temps, c’est qu’il s’agit d’une affaire montée de toutes pièces par les hommes politiques qui se sont servis des militaires. Cette idée a germé dans ma tête à l’époque. Quand l’an dernier j’ai entendu dire que certaines archives concernant la guerre d’Algérie étaient fermées pour 70 ans et plus, je n’ai plus eu de doute, pas l’ombre d’un doute. A l’époque il y avait le SAC, les barbouzes … je pense que la police civile elle-même était entrée dans le jeu du gouvernement. Tous craignaient les réactions de l’armée et ils ont voulu provoquer la cassure entre les Pieds noirs et l’Armée.

A partir du cessez-le-feu et même un peu avant, les ordres avaient changé. On ne disait plus que nous étions en « maintien de l’ordre » dans le bled, on disait qu’on faisait « de la présence », c’est devenu le terme consacré. Je n’ai jamais vu passer un note de service, à mon échelon, elle n’arrivait pas. Quand j’avais un ordre, il était verbal, donné par mon commandant d’unité. Les ordres arrivaient par radio et j’étais trop petit pour qu’on me donne des explications.

On a créé tout de suite une « force locale ». On voulait que toutes les unités organiques des tirailleurs y aillent. J’ai refusé de me mettre aux ordres du gouvernement algérien. Je ne sais pas si il y en a qui ont accepté. Ouchène peut-être... Les autorités avaient prévu de faire passer l’ensemble du régiment dans la force locale. Des tirailleurs ont dû accepter. Ils avaient compris que le France les lâchait … On n’a pas été honnête avec ces gens … Ils s’étaient battus avec nous, bien battus et ils nous avaient fait confiance …. Je les connaissais bien je n’ai pas eu une seule désertion ! … (émotion). Quand on sortait sur le terrain, ils marchaient toujours à côté de moi ou devant moi et ils disaient : « s’il y a une balle, elle est pour moi avant l’officier » … (émotion très forte). Et quand le régiment a été dissous, on les a abandonnés, laissés devant la porte, avec un pécule s’ils voulaient, une aumône … On leur a dit « démerdez-vous » et je suis sûr qu’il y en a qui se sont fait couper la tête ou qu’on a retrouvé égorgés avec les parties dans la bouche … Je n’ai pas cherché à le savoir … c’était interdit.

Tout cela, c’est un épisode de ma vie resté dans ma mémoire, j’aurais voulu l’oublier … »

(Note : les points de suspension n’indiquent pas des coupures pratiquées dans le texte. Ils marquent les silences et les moments d’intense émotion).

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Après le 26 mars le 4ème R.T. est expédié à Courbet Marine afin d’assurer la garde de Rocher noir où s’était installé, dès le 19 mars 1962, Abderrahmanne Fares que l’Etat français venait de sortir de prison, et qu’il avait chargé du gouvernement provisoire de l’Algérie indépendante (S.G.)

 

 


2 - Commentaire de Francine DESSAIGNE - "Un crime sans assassin" - page 530 - Editions Confrérie-Castille - 1994

"Ce témoignage confirme la précipitation qui suivit la mise à la disposition du CAA, des 4 compagnies du 4ème RT. La 3ème section de la 2ème compagnie en représente un bon exemple. Les tirailleurs passent sans transition et sans repos, de l’opération en cours dans le djebel (col de Ben Chicao : 1230 mètres à 115 kms d’Alger) au maintien de l’ordre en masse urbaine dans une atmosphère enfiévrée.

- Dans leur équipement habituel de campagne ils sont utilisés au centre d’Alger, dans une opération de maintien de l’ordre pour laquelle ils sont totalement inaptes.

- L’aspirant n’a pas reçu d’ordre à propos de l’ouverture du feu

- Comment les tirailleurs ont pu interpréter l’effet écho entre les immeubles et la présence de curieux derrière leurs rideaux.

- Ce qui est personnel aux Français d’Algérie : ses parents et lui-même ont voulu croire aux « garanties » des accords d’Evian. Ils n’ont pu tenir que deux ans dans des conditions certainement difficiles dont le colonel RICHARTE préfère ne pas parler et qui sont, d’ailleurs, hors de notre propos. Après lecture des dépositions des officiers au moment de l’enquête de gendarmerie, de celles entendues au procès du Petit Clamart et des réponses à nos questions, nous allons tenter d’en dégager des éclaircissements sur les trois points principaux : les ordres et leur transmission, le premier coup de feu, le tireur de la rue Lelluch.

Les ordres et leur transmission.

L’ouverture du feu est une consigne extrêmement grave. Les autorités qui l’emploient doivent obéir à des règles strictes : transmission par écrit aux exécutants, avis clairs aux manifestants, par radio ou haut-parleurs circulant en ville, si les délais le permettent, ou sur place par un commissaire de police ceint de l’écharpe de sa fonction et muni d’un porte-voix puis sommations militaires réglementaires ; « Halte ! Halte au feu ! » .

Ces dispositions furent rappelées dans une note du général Ailleret, faisant référence à une instruction interministérielle de mars 1961 et précisant dans son troisième paragraphe, l’éventualité d’une « ouverture de feu sans sommations, en riposte à des éléments séditieux armés, ayant fait usage de leurs armes ».

La population n’a jamais été avertie, de façon claire, d’une possibilité de tir de la part du service d’ordre. Le seul endroit où est apparu un commissaire de police est le carrefour de l’Agha, les manifestants on alors reculé. « Halte au feu »n’a retenti que pour essayer d’arrêter les tirs et personne n’a entendu de sommations, aucun militaire, encadrement ou soldat n’y fait allusion.

Le Capitaine Hardouin-Duparc rapporte au commandant Poupat, de la réunion des officiers dans le bureau du commandant Delmas à la caserne d’Orléans, la consigne verbale d’ouvrir le feu contre les manifestants « si la mission ne peut être remplie par d’autres moyens ». Celui-ci effrayé par sa gravité ne la transmet pas, mais il admet d’avoir autorisé le tir sur le haut des immeubles « en cas d’attaques ».

Cette consigne, devenue le « tir en l’air », fort bien expliqué par le Capitaine Techer, est confirmée par la Capitaine Gilet » … nous devions faire usage de nos armes à toute provocation venant des terrasses des immeubles … » (procès), ainsi que par tous les autres officiers et sous-officiers, au cours de l’enquête de gendarmerie. Dans cette enquête apparaît nettement (tous déposants confondus) qu’aucun officier n’a donné ordre de tirer. Les tirailleurs reconnaissent avoir tiré de leur propre initiative, soit sur des immeubles, soit sur les manifestants. Tous affirment quelque soir leur grade ou leur position dans les rues, qu’ils n’ont fait que riposter à des tirs venus du haut des immeubles.

Le premier coup de feu.

D’où venait le premier coup de feu et qui l’a tiré ? Il est bien difficile de le dire. La lecture des documents et des déclarations ne le permet pas. En effet, pas plus que les journalistes, comme nous l’avons noté précédemment, aucun officier n’affirme avoir vu lui-même un tireur embusqué et l’avoir localisé de façon précise ; les sous-officiers sont partagés et il faut lire les procès-verbaux des tirailleurs pour découvrir quelques détails visuels.

Une seule exception le lieutenant Ouchène. A sa première audition par les gendarmes, il dit avoir « entendu » la première rafale. Le lendemain il complète : … « j’ai vu au deuxième étage ou peut-être au premier…. Approximativement vers le 60 ou 62 de la rue d’Isly, la fumée des départs de deux coups de fusil… » Or, dans sa première déclaration aux gendarmes, le lieutenant Ouchène indique qu’un FM était situé pratiquement à la hauteur du barrage ». Barrage placé, comme le montrent les photos annexées aux PV, devant le numéro 64. Le lieutenant affirme ensuite que l’immeuble d’où est parti le premier coup de feu « est celui faisant l’angle de la rue d’Isly et du boulevard Bugeaud ».Il ne s’agit donc pas du 62 mais bien du 64. C’est ce qui nous a déterminées à tenter d’en retrouver les habitants.

Le tireur de la rue Lelluch.

Les témoignages à son propos parviennent à être à la fois, concordants quant à son existence et imprécis pour sa localisation, bien que les déclarations et la balistique s’unissent pour le situer dans un immeuble à l’angle de la rue Changarnier et de la rue Lelluch. Maître Tixier-Vignancourt fit sensation au procès du Petit Clamart en lui donnant une identité de « barbouze asiatique ».

Seul le lieutenant Saint Gal de Pons le situe clairement : « j’ai vu d’un immeuble faisant l’angle de la rue Lelluch et de la rue Changarnier un tir de FM ou de PM dirigé en direction de mes éléments de la rue Chanzy ou du boulevard Bugeaud … » (PV). Tout se complique avec après la fusillade, la présence sur un balcon d’un policier(ou deux), en bas d’un immeuble d’une ambulance (ou deux), d’une forme sur une civière … ou pas. La simultanéité entre la fin de la fusillade et la présence de policiers sur un balcon est elle-même troublante. On ne peut s’empêcher de penser qu’ils sont montés bien vite dans ce seul immeuble.

Et s’obscurcit encore plus avec la mort de Monsieur VENGUT. Là nous sommes sûrs qu’un policier s’est montré sur le balcon et que la civière est redescendue vide puisque la famille a eu l’autorisation de conserver le corps. Mais nous sommes également sûrs que ce n’est pas de cette fenêtre d’où on a tire dans la rue Chanzy et d’où le policier a pu montrer des chargeurs vides. La fin de ce pauvre homme est là comme une illustration tragique de la conjugaison du verbe croire qui ponctue les dépositions des tirailleurs. Ils ont mitraillé ses volets et en même temps ceux de son voisin, parce qu’ils « ont cru ». Trente ans après les faits, l'existence de ce tireur reste entourée de mystère dans les documents que nous avons pu consulter. Me Tixier-Vignancourt donne son nom mais le secret de ses sources dont la divulgation nous eût peut-être éclairés, a disparu avecv lui.

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En bleu le flux des manifestants
Le trait rouge indique 
la limite entre les sous-secteurs
Les croix sont des barrages avec obstacles: boulevard Carnot - rue Alfred Lelluch - la Rampe Bugeaud - début rue d'Isly
Les ronds sont des barrages sans obstacle :
En partant de droite à gauche et en suivant le bas du plan :rue Valentin - boulevard Saint Saens - le tunnel des Facultés - avenue Pasteur - rue Berthezène - tout au long de la rue Michelet - rue Charles Peguy - rue Emile Zola
En suivant le haut du plan : rue Richelieu - rue Charras - rue Monge - boulevard Baudin
Les pastilles rouges de A à M indiquent l' emplacement des troupes.

 


3 - Témoignage écrit de Jean-Pierre  RICHARTE, préparatoire à l'interview réalisée par Christophe WEBER pour son documentaire - "Le massacre de la rue d'Isly" - 2 octobre 2007 - 
Diffusion sur France 3et présentation par Olivier de Granvil - 2008



- Présentation par Olivier de Granvil sur Nation-presse.info du 9 septembre 2008 :
"Le documentaire sur le 26 mars passera sur France 3 le 12 septembre 2008 à 23 heures – à voir absolument – Simone Gautier intervient à plusieurs reprises – Christophe Weber a déjà réalisé deux films – Oradour sur Glane – les militaires disparus pendant la guerre d’Algérie".

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Vendredi 12 septembre assez tard vers 23h une émission de France 3 va tenter de relater ce qui s’est passé le 26 mars à Alger.

Ce que j’ignorais, c’est que l’un de mes amis potaches du Lycée Lamoricière d’Oran, Jean-Pierre Richarté – alors jeune officier (aspirant) – était ce jour-là sur le terrain à la tête de sa section, une unité de tirailleurs algériens. C’est à ce titre qu’il est interviewé par les journalistes. Pour Jean-Pierre, cette affaire qui l’affecte profondément comme on peut le penser, n’est pas claire et à l’heure qu’il est, il se demande toujours si lui et ses hommes n’ont pas été manipulés par les autorités civiles et militaires de l’époque…

Je vous encourage tous à regarder l’émission.

A toutes fins utiles, je joins un document que Jean-Pierre destinait il y a quelques temps déjà à ses enfants et petits-enfants pour tenter de leur expliquer cette affaire telle qu’il l’avait lui-même vécue.

Jean-Pierre Richarté - 2007 :

« Bonjour,

"Une émission sur la fusillade de la rue d’Isly va être diffusée, fort tardivement, à la Télé. Le journaliste Christophe Weber est venu m’interviewer. Je n’ai pas vu le montage et je ne sais quel sera la forme prise par cette émission. J’ai donc jugé nécessaire et voulu dire par écrit mon sentiment sur cette journée du 26 mars 1962 pour que chacun puisse avoir l’information complète et surtout mon analyse personnelle pour avoir été présent ce jour là.

Vous pouvez enregistrer et diffuser le message, prévenir vos amis ou ceux que cela intéresse, même s’il est très dur de faire remonter à la surface de tels évènements. Il est aussi important pour moi de pouvoir enfin me libérer d’un tel poids. Je n’ai rien à me reprocher mais je porte toujours au fond de ma conscience une part de responsabilité en me disant que si je n’avais pas installé un barrage avec mes camions, la manifestation aurait pu s’écouler par la rue Lelluch et ne pas se trouver rue d’Isly comme le souhaitait le Gouvernement et ceux qui avaient préparé l’embuscade."

Remarques préliminaires.

Avec le temps qui passe, quand j’y pense en analysant les évènements que j’ai vécus, je suis de plus en plus persuadé que cette fusillade de la rue d’Isly était voulue par le Gouvernement. Un témoignage à chaud n’aurait pas pris le même sens. Ma mémoire est devenue sélective : je me souviens très bien de certaines choses et d’autres sont plus floues. Depuis, pour oublier, je n’ai jamais voulu lire tout ce qui a été écrit à ce sujet. Je ne peux aujourd’hui m’empêcher de replacer cet évènement dramatique dans le contexte de l’époque pour le comprendre.
Je n’ai jamais souhaité parler de ces évènements trop lourds à porter mais aujourd’hui, 45 ans après, il me parait important de laisser une trace pour mes enfants et petits-enfants et très modestement un témoignage pour l’Histoire. Jeune aspirant, dès ma sortie de l’école d’Officiers de Cherchell, j’ai choisi d’être affecté en décembre 1961 au 4ème Régiment de tirailleurs, 2ème compagnie (Capitaine DUCRETET), comme chef de la 3ème section.
A cette époque le 4ème RT est un Régiment à deux états-majors tactiques (EMT) plus une compagnie d’appui (CA) et une compagnie de commandement et service (CCS) soit au total 10 compagnies.

En 1962, ce régiment est basé à Djelfa puis à BERROUAGHIA. Il est commandé par le colonel GOUBARD, dont le PC est à BERROUAGHIA au sud de Médéa. Ces compagnies sont éparpillées sur le terrain loin les unes des autres et du PC. Leurs zones d’action sont principalement les Monts des Ouleds Nails et le Massif de l’Ouarsenis. C’est un régiment de réserve générale prêt à être embarqué pour des missions urgentes. Il est composé à majorité de jeunes musulmans assez frustres et analphabètes, au vocabulaire français limité, mais des soldats dévoués et compétents sur le terrain bien que sans aucune formation, entraînement ou dispositions au maintien de l’ordre en zone urbaine, comme c’est d’ailleurs mon cas. Six mois de formation c’est court, trop court pour faire un officier apte à tout.

Après le 26 mars, l’EMT1-4RT sera replié à COURBET MARINE avec pour mission d’assurer la garde de ROCHER NOIR et, en particulier, d’Abderrahmane FARRES, chargé de l’exécutif provisoire du gouvernement de l’Algérie indépendante et qu’on avait sorti de prison à cette fin, quelques jours auparavant. L’exécutif provisoire avait été mis en place dès le cessez-le-feu du 19 mars 1962. Il comprenait quelques Français acquis à l’indépendance de l’Algérie et plusieurs membres du FLN.

Mars 1962
Le 19 mars à l’annonce du cessez-le-feu entre la France et les rebelles algériens, l’EMT1 est sur le terrain en mission de « pacification ». L’ALN armée du FLN est vaincue. Les accords d’Evian viennent de mettre fin au conflit. Les Français de métropole, indifférents à notre sort, ne voient qu’une chose : les jeunes soldats appelés vont pouvoir rentrés chez eux. Les Pieds-noirs, Français tout autant qu’eux, vont être abandonnés par la politique du Général De Gaulle qui ne souhaitais d’ailleurs pas leur retour en métropole.

Dès 1961, le gouvernement avait changé de politique, ce n’est plus le « je vous ai compris » de 1958 mais l’autodétermination du peuple algérien autrement dit les musulmans. L’armée française est épurée des officiers « Algérie française », nommés en métropole, en RFA ou poussés à la retraite. Leurs remplaçants obéissent aux ordres sans état d’âme, perquisitionnent chez les Pieds-noirs qu’on arrête et emprisonne. La Police et l’Administration subissent aussi une épuration qui ne dit pas son nom. Dans le même temps l’OAS qui s’est développée subit une répression féroce. Les Français attachés à l’Algérie française sont torturés et remplacent dans les prisons les terroristes du FLN libérés. L’armistice de 1962 s’appliquera aux terroristes du FLN mais pas aux Français d’Algérie.

De Gaulle souhaitait briser les Pieds-noirs pour laisser le champ libre au FLN : c’est la raison d’être du 26 mars. La collusion entre le26 mars et le pouvoir politique est alors totale. Le Gouvernement et le général De Gaulle sont déterminés à désengager les troupes en Algérie au plus tôt quel qu’en soit le prix à payer : les libertés ordinaires des Français d’Algérie sont supprimées, la censure de la presse devient monnaie courante ; nos droits civiques sont bafoués : nous ne sommes pas autorisés à voter pour les accords d’Evian, ni même écouter la Marseillaise ou de chanter « les Africains ». Mettre les mains dans ses poches est formellement interdit. Les perquisitions chez les Pieds-noirs sont fréquentes et se passent souvent avec violence envers eux.

Le premier signe de compréhension que le pouvoir avait changé de camp était un ordre de mission d’accompagnement de gendarmes mobiles lors de perquisitions dans les habitations civiles. Le premier exemple en a été la perquisition de la maison en ville des propriétaires de l’exploitation où notre compagnie était logée. Par la suite, la compagnie assurait le blocus des villages pendant que les gendarmes perquisitionnaient les habitations. Les ordres que je recevais n’appelaient pas de commentaires de ma part et je n’avais droit à aucune explication. Je tenais mes informations par les pieds-noirs eux-mêmes quand je pouvais les approcher ou par les gendarmes mobiles eux-mêmes pendant qu’ils perquisitionnaient. C’est ainsi que j’ai participé, entre autres, au bouclage d’un village près de BEN CHICAO où les gendarmes mobiles fouillaient les maisons à la recherche des armes qui venaient d’être dérobées par l’OAS au magasin d’armement du Centre d’instruction de BOGHAR. Je voulais bien lutter contre les terroristes du FLN mais pas mes compatriotes qui s’armaient pour leur survie. J’ai rendu mon barrage totalement inefficace et changé à ce moment-là ma façon d’obéir.

2.boghari boghar annote

Ben-Chicao Vue generale

Ben Chicao
Le point rouge ci-dessus, indique Ben Chicao entre Médéa et Berrouaghia, au dessus de Loverdo

Au régiment, aucune information n’était diffusée à mon échelon : rien sur les discussions à Evian et rien sur la conduite militaire à tenir. Mon Capitaine devait bien savoir mais il se gardait bien d’informer le jeune aspirant Pied-noir. Il nous arrivait de prendre nos repas ensemble au PC de la Compagnie. Le Capitaine mangeait le nez dans son assiette sans parler avec ses officiers.

Mi Mars

Les officiers, les cadres et les tirailleurs ont le moral en berne, leur victoire militaire leur échappe et le FLN est vainqueur politiquement.on écoute les radios nationales quand on le peut. L'inquiétude semble gagner certains tirailleurs musulmans qui s'interrogent quant à leur avenir. Quelques uns désertent avec armes et bagages à la faveur de la nuit et rejoigne t le FLN.

Le 19 mars à l'annonce du cessez le feu, la compagnie est en opérations sur le terrain à la recherche d'hypothétiques terroristes algériens, quand elle reçoit l'odre de rejoindre Alger; Maison Carrée dans un premier temps puis le quartier de Bab el oued. Aspirant, je n'ai droit à aucune information mais à des ordres secs. C'est à ce moment là que se confirme ce que je pressentais déjà: on avait changé d'ennemis: on ne luttait plus contre l'armée de l'ALN mais contre les Français d'Algérie. C'est à cette époque que les barbouzes de Pasqua, policiers métropolitains et Service d'Action Civique en tête continuaient leurs basses oeuvres en assassinant les pieds noirs. En réaction l'OAS en tua un grand nombre.

Du terrain donc mes tirailleurs passent directement à la ville: dépaysement total pour tous. On conserve les mêmes armes et munitions et on nous demande de faire du maintien de l'ordre face à nos compatriotes, mission pour laquelle, nous ne sommes pas préparés : nous sommes totalement incompétents, on n'a jamais fait, on ne sait pas faire.

Bab el oued quaartier d'Alger où cohabitent en paix le "petit" peuple pied noiret des musulmans. Beaucoup de jeunes ou moins jeunes supportent , encouragent et participent à l'OAS. Le Gouvernement a décidé d'éradiquer ses membres et boucle le quartier. Il veut faire un exemple pour couper court aux vélléités de ces gens qui veulent malgré tout rester français : il faut écraser définitivement ces pieds noirs : une forme de génocide se met en place. Le couvre-feu interdit tout déplacement et les journalistes ne sont pas autorisés à entrer dans la zone.Les habitants se voient assignés à résidence avec interdiction de circuler, de se ravitailler, de sortir, ne serait-ce que pour acheter de la nourriture ou des médicaments ou même pour enterrer leurs morts (soi-disant que les cercueils servaient à dissimuler des armes) ... Comme cela ne semblait pas suffire, les blindés de la gendarmerie tiraient dans les immeubles au canon et à la mitrailleuse de 12.7 ... Les hélicoptères balançaient des grenades et les avions T6 tiraient à leur tour sur les terrasses.

Ma compagnie se trouve donc là, et je ne sais pas pourquoi. J'ai appris plus tard qu'on devait boucler le quartier pour empêcher les gens d'en sortir (alors même que les membres de l'OAS étaient déjà loin), pendant que les gendarmes exécutaient leur rafle. Nous encerclons donc le quartier mais ayant essuyer un coup de feu, je décide de rentrer dans l'immeuble d'où le coup est parti à la recherce de son auteur. Je le retrouve rapidement, lui laisse son arme et lui explique que je suis PN comme lui et que je partage ses idées. Il me raconte la férocité des gendarmes et CRS qui n'hésitent pas à frapper avec leurs armes les femmes les vieillards et même les enfants. Ils n'hésitent pas non plus à détruire tout à l'intérieur des maisons, défonçant les portesà coup de crosses d'armes, mêmelorsque les clés sont dessus. Ce jour-là j'en apprends plus sur l'attitude de l'armée que ce que veulent bien m'en dire mes supérieurs.

Le 26 mars 1962
Les autres Algérois aux alentours de Bab el Oued, à l’appel pacifique de l’OAS, ont décidé d’aider les habitants du quartier en leur apportant vivres et médicaments. Ils avaient aussi l’espoir de desserrer l’étau militaire. Mais pour contrer cette manifestation pacifique de solidarité envers les assiégés du ghetto de Bâb el Oued, le 4 RT reçoit l’ordre de barrer la route à ces braves gens : femmes avec leurs enfants, hommes, vieillards tout un peuple derrière le drapeau français et parmi eux des musulmans.

Ma 3ème section avec celle du Lieutenant LATOURNERIE, remplace une unité d’infanterie de marine composée de métropolitains et habituée au maintien de l’ordre à Alger. Des CRS étaient en réserve à l’arrière pour intervenir en cas de besoin. Les ordres oraux pour ma section sont de barrer la rue Lelluch, derrière la Grande Poste et d’en interdire le franchissement. Mes hommes sont fatigués et sales. Nous manquons tous de sommeil. Ce bouclage en ville ne nous réjouit pas. D’autant plus que les Algérois, qui vont manifester, découvrent que ces soldats sont presque tous des musulmans et pour certains croient qu’il s’agit du FLN qui s’installe.
L’ambiance n’est pas bonne : nous nous sommes déjà fait tirer dessus dans Bab el Oued et les réflexions des Pieds-noirs à notre égard sont hostiles et désagréables. Dès notre arrivée rue Lelluch on barre la route avec nos véhicules  et on déploie des barbelés trouvés sur place, conformément aux ordres reçus. J’obéis ! Mais les premiers manifestants sont en vue : drapeaux bleu, blanc, rouge en tête, ils chantent « c’est nous les Africains ». Je décide d’aller à leur devant, seul, pour leur dire que nous avons ordre de leur interdire le passage. J’ajoute que je suis Pied-noir comme eux et que si je le pouvais je serai à leur côté. De mon propre chef, et avec sympathie, ne comprenant pas très bien la raison du barrage  et des ordres reçus, j’en laisse passer par petits groupes à cause de l’étroitesse du passage entre les véhicules qui barraient la rue. Le débit n’est pas assez important : les manifestants s’entassent derrière. Ils finissent par prendre la direction de la rue d’Isly et se trouvent face à d’autres barrages. La foule des manifestants que l’on avait canalisée jusque là, se trouve bloquée, par ces barrages à l’endroit, me semble-t-il voulu. Pour moi, aujourd’hui avec le recul, la préméditation ne fait aucun doute. Qui donc avait intérêt à canaliser cette foule jusque là, à la positionner pour qu’on puisse lui tirer dessus ? Qui a donné l’ordre de faire tirer sur une foule pacifique de compatriotes dont le seul désir était de témoigner sa solidarité au ghetto de Bab el Oued ?

En effet, les tirailleurs sont à leur place avec leurs armes en bandoulière : ils observent en silence. La manifestation était bon enfant et s’écoulait lentement vers la Grande Poste quand tout à coup on entend des coups de feu. L’enquête officielle conclura à des tirs de provocation sur les tirailleurs et dans la foule. Dans nos deux sections, chacun s’abrite comme il le peut dans les encoignures de portes ou halls d’immeubles, mais dans ma section, aucun tirailleur ne tire, même si le Lieutenant LATOURNERIE et moi-même crions « halte au feu ». C’est inutile car les balles qui claquent et ricochent en sifflant ne proviennent pas de nos hommes. Mais les échos ne facilitent pas la localisation et l’origine des coups de feu : on a l’impression que ça tire de tous les côtés.

La fusillade cesse rapidement même si on entend encore quelques coups de feu isolés ; les tirailleurs et moi-même sommes sous le choc. Nous ne sommes pas habitués aux coups de feu en ville et on n’imagine même pas ce qui s’est passé de l’autre coté de la Grande Poste. Avec le Lieutenant LATOURNERIE, on fait chacun le tour de nos tirailleurs pour les voir de près et pour aussi recueillir des informations. Le Médecin-aspirant ATTALI du Régiment vient vers moi et me demande de l’escorter auprès des blessés. Ce que je fais en l’amenant devant la Grand Poste. Des hommes et des femmes sont au sol et ne bougent plus, il y a du sang, des blessés sont secourus par leurs compatriotes. Certains refusent catégoriquement de se laisser soigner par notre médecin militaire. Je ne reste pas et rejoins rapidement mes tirailleurs. On rembarque rapidement dans nos véhicules. Tout s’est passé très vite et je ne dispose pas de plus d’informations que ce que j’ai vu et entendu.

Le commandement nous demande alors de rejoindre un nouveau cantonnement près de la côte : COURBET MARINE à 70 kilomètres environ à l’est d’Alger. Là, entre nous, on parlera des tirs mais les langues sont difficiles à délier. L’atrocité de ces évènements fait qu’on en parle peu et chacun garde au fond de soi les images de cette journée.

Qui a tiré le premier, de la foule ou des tireurs embusqués dans les maisons ou sur les toits ? Qui étaient ces tireurs ? Barbouzes ? Agents spéciaux ? OAS ? Quelques tirailleurs d’une section voisine, devant la Poste pris sous le feu, ont riposté par reflexe comme on le leur a appris et comme ils savent le faire. Certains, au jugé, d’autres sur des tireurs qui font feu dans leur direction. Un tireur est abattu rue Lelluch. Ce sont les tirs de son fusil-mitrailleur qui résonnaient bien dans notre rue. On apprendra plus tard que ce tireur était de type « asiatique » et la Police l’a rapidement fait disparaître. Dans la foule des manifestants, certains – mais qui sont-ils ? – sont armés. Parmi les tirailleurs, on relèvera une dizaine de blessés. Chez les civils c’est beaucoup plus grave : on parle d’environ une centaine d morts et de 200 blessés.

Quelques jours après, une commission d’enquête est constituée et les gendarmes sont venus interroger les tirailleurs, sous-officiers et officiers. Je n’ai jamais été entendu. Il est vrai que ma section n’a pas tiré une seule cartouche. Le ministre des Armées Pierre MESSMER est venu voir le régiment. Je n’ai pas été convoqué pour le rencontrer. Pied-noir, Officier de réserve et non d’active, favorable à l’Algérie française, j’ai souvent été tenu à l’écart. Jeune aspirant, frais émoulu de l’Ecole de CHERCHELL j’ai souvent souhaité parfaire ma trop courte instruction auprès de mes supérieurs mais cela n’a jamais été le cas. Certains camarades ont eu plus de chance auprès de leur commandant de compagnie.

Après le 26 mars, les journées sont consacrées à de l’instruction militaire et les nuits à des patrouilles et embuscades – avec armes enchaînées. En effet, nous avions reçu l’ordre d’enchaîner les armes des soldats pendant la nuit (chaînes et cadenas) pour éviter les désertions avec les armes. D’instinct, je n’enchaîne jamais les armes pendant les embuscades de nuit (contrairement aux instructions) et fais totalement confiance à mes tirailleurs dont, d’ailleurs, aucun n’a jamais trahi ma confiance. C’était une période étrange : les officiers prenaient leurs repas au mess, tous ensembles, mais personne ne parle des évènements que l’on vient de vivre car on ne les comprend pas et c’est douloureux de tout remuer. Quelques rares informations circulent entre nous, concernant notamment les mouvements de foule. C’est, à ce moment là, que j’ai pris l’habitude, toutes les nuits où c’était possible et pendant le couvre-feu, en évitant de me faire repérer, d’aller seul, chercher des informations civiles chez une jeune correspondante de l’OAS de COURBET MARINE. J’y allais aussi quand c’était possible, dans la journée pour rencontrer d’autres Pieds-noirs au café du village. C’est lors d’une de ces occasions que j’avais pu voir les tracts de l’OAS et son appel à la manifestation « pacifique et sans armes » pour aider nos compatriotes assiégés dans Bab el Oued.

Le Régiment est dissous fin mai et rapatrié à BOGHAR pour les formalités : restitution des paquetages, matériels et armements. J’ai convoyé, seul, pour les restituer à l’établissement du Matériel, avec les chauffeurs, deux GMC bourrés d’armements à travers les Gorges de la CHIFFA. Les autorités proposent aux tirailleurs et à leurs cadres d’entrer dans les « forces locales » au service du FLN mais sans succès à ma connaissance. Certains tirailleurs choisissent de partir à la retraite avec un pécule, d’autres de rester dans l’armée en Algérie ou en métropole. Je suis moi-même affecté au Centre d’Instruction du 126 RI à Brive la Gaillarde et détaché un temps au camp militaire de la Courtine pour assurer une formation à des Harkis et à leur famille.

2 Octobre 2007
Jean-Pierre RICHARTE

ICI

05

4.Gorges de la Chiffa-1

7.LaChiffa5

Les Chiffa

 

Massif d Ouarsenis
Massif de l'Ouarsenis

ouled
Massif Ouled Nails

Titteri
Massif de Titteri


4 - Entretiens écrits et téléphoniques avec Simone GAUTIER   28 octobre 2008

 Question : "Pourquoi les ambulances étaient-elles déjà là, et aussi les pompiers, sur le Plateau des Glières, bouclé comme une nasse ?

- J.P. Richarté :

Dans un régiment il y a toujours un service de santé.
Le Médecin-aspirant ATTALI, pied-noir aussi, devait être au PC de l'EMT comme c'est la règle. Il est dépêché par le Commandant de l'EMT là où on besoin de lui. Son rôle est de prendre en charge les blessés, il dispose d'infirmiers pour l'aider. Il a aussi à sa disposition un véhicule ambulance et des brancards.

Dès la fin de la fusillade, c'est lui-même qui est venu seul vers moi (nous étions de même grade et amis) pour me demander de l'escorter auprès des blessés. Il ne savait vraisemblablement pas et moi non plus qui était blessé, combien il y en avait et qui étaient-ils.

Je l'ai escorté seul, jusque devant la Grande Poste, où j'ai pu voir une partie du massacre. J'ai jugé qu'il ne courait pas de danger et je l'ai laissé sur place pour s'occuper des blessés, pour rejoindre au plus vite mes soldats que je ne pouvais laisser seuls trop longtemps, même si mon adjoint, un sergent-chef était avec eux.

Dans mon barrage, au début de la rue Lelluch, il n'y avait pas d'ambulance, mais seulement les camions qui avaient servi à nous transporter et entre lesquels on avait déployé des barbelés. On pouvait cependant traverser ce barrage en petits groupes.

Chaque soldat disposait de cartouches et de grenades, la plupart de modèles défensifs, appelées quadrillées. Nous avions tous notre dotation de combat, c'est-à-dire les armes et munitions pour affronter les rebelles.

Nous sommes arrivés directement à Alger en interrompant une opération contre le FLN dans l'Ouarsenis.

Il est très facile de savoir si les soldats ont tiré ou pas. Il suffit de contrôler si leur dotation est complète. Mes tirailleurs n'ont pas tiré une seule cartouche. Je l'affirme à nouveau et cela doit pouvoir se contrôler en retrouvant les documents d'enquête des gendarmes.

Dans ma mémoire les soldats du Lieutenant La Tournerie ont tiré un millier de cartouches environ, il pourra vous le confirmer lui-même. Et confirmer mes dires par la même occasion.

Quelques jours plus tard le 4ème RT a été affecté à la protection de Rocher Noir et d’Abderrahmane Fares. Pour l’occasion, nous avions reçu l’ordre d’enchainer les armes et de monter la garde avec des bâtons. Certains officiers se sont exécutés, pas moi.

On aurait donc pu désarmer tous les tirailleurs et leur donner un morceau de bois à la place. On aurait pu aussi tout simplement les priver de cartouches … ce qu’on n’a pas fait parce que ce n’était pas le but recherché.

Tous mes remerciements à Jean-Pierre Richarté d'avoir bien voulu me répondre.

Je note :" Le médecin comme c'est la règle disposait d'une ambulance ....
Or dès les premières photos on voit les morts emportés par
les camions militaires - ces camions qui ont amené les soldats au Plateau des Glières -  et par des ambulances civiles de la Croix rouge ...  Elles étaient donc déjà là !  Pourquoi et sur ordre de qui ?

D'autre part et contrairement aux autres témoignages des militaires, Jean-Pierre Richarté dit bien que chaque soldat disposait de cartouches et de grenades - dotation de combat ....

Simone Gautier

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Question :  "Comment fonctionne la circulation des ordres ? "

- J.P. Richarté :

"Le Général reçoit ses ordres du Chef d’Etat-Major, qui lui obéit au Ministre des Armées ou au Président de la République qui est, je le rappelle, Chef des Armées. C’est De Gaulle en mars 1962. Et il en est encore ainsi aujourd’hui.

Les Capitaines Ducrettet, Techer, Gillet, commandant leur compagnie, ne peuvent être partout à la fois, surtout si leurs quatre sections de combat sont éparpillées sur le terrain. En principe, ils choisissent eux-mêmes l’emplacement de leur PC, soit en position centrale, soit un endroit d’où on peut dominer le terrain, soit en fonction de la mission ou même des liaisons radio. Chacun fait son choix, je le rappelle en fonction de sa mission, de ses moyens et du dispositif qu’il a choisi d’adopter.

Mon chef, le Capitaine DUCRETTET commandait la 2ème compagnie.

Le Lieutenant LATOURNERIE commandait la 1ère section avec un regard sur la 2ème section. Il était aussi adjoint au Commandant de Compagnie et le remplaçait en cas de besoin.

Je commandais la 3ème section avec un regard sur la 4ème, commandée par un sergent-chef dont je crois me souvenir qu’il était analphabète.

Ce 26 mars le Lieutenant Latournerie était, contrairement à toutes nos opérations précédentes, sur le même barrage, rue Lelluch, que moi. Je ne me souviens pas si sa 1ère section était aussi rue Lelluch. Lui pourra vous le dire.

Un lieutenant ou sous-lieutenant ou aspirant est à même de commander une ou deux sections voir plus. Dans notre compagnie nous étions seulement trois officiers : le capitaine, le lieutenant et moi. Il fallait bien répartir les commandements et le capitaine l’articulait à sa façon. Le Capitaine commandant la compagnie et les deux autres officiers avaient en charge les quatre sections.

J’imagine que le Capitaine était au PC avec deux sections de réserve et deux autres sections rue Lelluch. J’ai toujours pensé que le Lieutenant Latournerie était sur le même barrage que moi pour me surveiller. Mon barrage était placé au début de la rue Lelluch face à la manifestation, c’était le dernier barrage, sur le côté de la Poste avant la rue d’Isly.

Le lieutenant Ouchène était aux ordres du capitaine Techer, 6ème compagnie mais il est fort possible qu’il ait été placé temporairement sous les ordres du capitaine Gilet.

Je souhaite rencontrer le capitaine Techer pour en parler avec lui mais je ne sais encore comment m’y prendre.

Le lieutenant Ouchène est décédé il y a une dizaine d’années. Je l’ai appris en lisant Paris-Match. Il aurait quitté l’armée peu de temps après (en 1964 ?). Il aurait souffert de problèmes psychologiques qu’il n’a jamais pu surmonter.

J’ai essayé é d’être concis. Le temps me manque toujours pour entrer davantage dans les détails."

Cordialement

Jean-Pierre RICHARTE
Côtes des Oliviers
29 octobre 2008

Que l’âme du lieutenant Ouchène repose en paix.
Simone Gautier

-Question : " Pourquoi vous faire venir de si loin, interrompre un opération dans les djebels ... y a-t-il dans le journal de marche du 4ème RT une indication sur ce choix  -

Jean-Pierre Richarté

Pour votre information, un ami Général et Historien (il fut un temps professeur d'Histoire militaire à l'Ecole de Guerre), à ma demande s'est rendu aux Archives militaires à Vincennes,où il avait accès librement pour ses recherches, pour m'obtenir des informations sur le journal de marche et les archives du 4ème RT, avant et après le 26 mars. Il n'a rien trouvé, certes le Journal était bien rangé mais beaucoup de pages avaient été arrachées. Il n'a pu l'exploiter

Note : Le procès verbal de gendarmerie (Francine Dessaigne page 406)

Le 17 avril  tout l'EMT est ramené sur les lieux de la fusilladepour une reconstitution, qui est commencée à 5 heures et ne se terminera qu'après 11 heures. Le procès-verbal est clos le mardi 1er mai 1962. Le nom des militaires entendus n'y figurent pas. Pour un certain nombre d'entre eux, on lit : l'intérressé affirmant ne pas savoir lire".
Nous avons remarqué
que certains hommes n'ont pas été interrogés, ceux de la 2ème compagnie et l'aspirant Richarté par exemple.
Huit des photographies publiées dans ce rapport ont été également publiées en illustration de l'article du général Goubard paru dans Historia Magazine

 


6 - Interview chez Jean-Pierre RICHARTE à Oradou (Lot et Garonne) par Simone GAUTIER le 10 novembre 2012

Extraits :

Simone Gautier : « Le fait d’être interviewé par Christophe Weber et de revivre cela, est-ce que ça été difficile pour vous ? »

Jean-Pierre Richarté : « Au début oui, mais après non. »

Simone Gautier : « Vous aviez mis une chape de plomb ? »

Jean-Pierre Richarté : « J’avais mis la chape de plomb et puis on a libéré… si vous voulez avant l’arrivée de Weber, connaissant par habitude, (je ne connaissais pas Weber), mais par habitude je connaissais les journalistes, je sais comment ils tournent les choses, comment ils les arrangent, donc j’ai écrit ce que j’avais l’intention de dire à Weber, pour que soit clair et net, pour qu’il n’y ait pas d’erreur. Vous l’avez être vu mon témoignage ? »

Simone Gautier : « Oui bien sûr, je l’ai mis sur mon site. »

Simone GAUTIER : « J’ai essayé aussi de téléphoner à Monsieur Latournerie, il m’a très bien reçue au téléphone. »

Jean-Pierre Richarté : « Il est, je crois, sur Narbonne. »

Simone Gautier : « Oui c’est ça. Et puis après j’ai essayé de téléphoner à celui qui était sergent.»

Jean-Pierre Richarté : « Oui, qui était de la 5ème compagnie avec le lieutenant Ouchène, son nom me reviendra tout à l’heure. »

Simone Gautier : « Il a refusé de me parler, il a refusé. »

Jean-Pierre Richarté : « Un que vous devriez voir, moi je n’en ai jamais eu le courage d’aller le voir, c’est le capitaine Techer, supérieur hiérarchique d’Ouchène, il n’est pas très loin, il est dans le Gers. Weber a son adresse. »

Simone Gautier : « Alors oui, je crois que c’est Monsieur Latournerie qui m’a dit, en ce qui concerne le capitaine Techer, qu’il est en très mauvaise santé, il ne va pas bien du tout et les amis, ses amis ont fait comme un cordon sanitaire autour de lui, pour ne pas qu’il soit tourmenté ou troublé. »

Jean-Pierre Richarté : « Vous pouvez également prendre contact par Latournerie, avec le capitaine Ducretet. C’était notre commandant de compagnie et lui devait avoir beaucoup d’information. Moi, je me suis toujours posé la question de savoir s’il était présent ou pas, je ne l’ai pas vu, moi je ne l’ai pas vu sur les lieux. »

Simone Gautier : « Vous ne l’avez pas vu sur les lieux ?»

Jean-Pierre Richarté : « Moi je ne l’ai pas vu sur les lieux, certains ont dit qu’il y était, en général, il ne nous lâchait pas d’une semelle. »  Et là, il n’était pas avec nous, il n’était pas avec Latournerie, ni avec moi, où il était, j’en sais rien. Il nous fallait des ordres clairs ! Parce que nous, on n’a pas reçu d’ordres. Moi, le seul ordre que j’ai reçu, c’était de boucher la rue. »

Simone Gautier : « Vous étiez dans quelle rue ? »

Jean-Pierre Richarté : « J’étais dans la rue Lelluch, juste sur le côté de la poste. Quand vous êtes face à la Poste, vous descendez le côté à droite et j’étais juste à l’angle. »

Simone Gautier : « Et où se trouvait monsieur Latournerie ? »

Jean-Pierre Richarté : « Avec moi, il y avait deux sections, on était côte à côte. Une section, c’est quarante individus, quarante soldats. Moi j’avais quarante soldats sous mes ordres, Latournerie avait quarante soldats sous ses ordres. Moi j’étais sous-lieutenant, lui était lieutenant, il avait deux barrettes. Souvent, il avait autorité sur moi, parce qu’il avait un galon de plus que moi. »

Simone Gautier : « Ah d’accord, alors le commandant de compagnie, c’était qui ? »

Jean-Pierre Richarté : « C’était Ducretet.  En théorie c’était lui, en titre c’était lui, mais quand il n’était pas là, c’est Latournerie qui le remplaçait. Alors peut-être que Latournerie a des informations qu’il peut vous donner. »

Simone Gautier : « Oui d’accord, je reprendrai contact avec monsieur Latournerie. J’ai essayé de contacter aussi ce sergent, qui, lui, a tiré, puisqu’il le dit dans le film, simplement pour qu’il en parle, c’est tout ce que je lui demande, mais il ne veut pas non plus. »

Jean-Pierre Richarté : « Je pense que c’est difficile parce qu’on est culpabilisé, parce qu’on a cette impression et moi aussi au départ. J’ai pensé que la fusillade a éclaté, un peu par ma faute, dans la mesure où j’ai fait un barrage hermétique. Moi j’ai obéi aux ordres. Ce barrage n’était pas vraiment très hermétique, mais la foule qui arrivait sur 25 où 30 mètres de face, avait des passages entre les véhicules pour s’écouler un par un, les uns derrière les autres, ce n’était pas suffisant pour… Et j’ai été les voir. … Quand ils sont arrivés, ils étaient à 150 mètres ou 200 mètres, je suis allé au-devant de ceux qui étaient aux premiers rangs en leur disant « vous ne pouvez pas passer, j’ai reçu l’ordre de vous interdire le passage, donc vous ne passerez pas, je suis pied-noir comme vous et je serais dans la manifestation avec vous, si je le pouvais. » Cela s’est arrêté là. Ils ont voulu quand même passer, passer outre. Quelque uns sont passés entre les véhicules, mais ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause des barbelés. Par contre, derrière mon barrage, il y avait une compagnie de CRS, qui elle n’aurait pas laissé passer. Donc même si la foule s’était engouffrée dans la rue Lelluch, 200 où 300 mètres ou 500 mètres plus loin, elle aurait été barrée par les CRS. »

Simone Gautier : « Parce qu’en fait, derrière la Grande Poste, (se rejoignent parallèlement) le boulevard Bugeaud qui est ici sur un côté de la Grande Poste, de l’autre côté il y a la rue Leluch et en bas il y a le boulevard Carnot. Vous, vous étiez à quel niveau ? »

Jean-Pierre Richarté : « Juste au début de la rue Lelluch, la manifestation est arrivée chez nous d’abord. »

Simone Gautier : « Voilà, c’est ça, donc elle a tourné en remontant ? » 

Jean-Pierre Richarté : « Elle a tourné à gauche, a longé la rue de la Poste et quand le début de la manifestation s’est trouvée à hauteur de la porte d’entrée de la Poste, rue d’Isly, la fusillade a eu lieu. Voilà. »

Simone Gautier : « Donc vous, vous n’avez pas vu ce qui s’est passé, vous avez entendu ?

Jean-Pierre Richarté : « Ah oui, nous, on a entendu, on n’a pas tiré, mes soldats n’ont pas tiré un seul coup de feu, ceux de Latournerie, je ne sais pas bien…Je ne sais pas bien, ils ont peut-être tiré quelques cartouches, je n’affirme rien. Je vous affirme moi, que mes soldats n’ont pas tiré une seule cartouche. »

Simone Gautier : « Ils étaient comment vos soldats, ils avaient peur, ils étaient inquiets, ils étaient excités ? »

Jean-Pierre Richarté : « Non, non, non, ils étaient dans les encoignures de portes, comme nous tous, on se protégeait.  Nous, on était pas fait pour faire du maintien de l’ordre. »

Simone Gautier : « Oui, c’est ce vous expliquez très bien dans le documentaire. » 

Jean-Pierre Richarté : « Donc quand on nous a demandé, on a essayé d’improviser, c’est le rôle des officiers d’improviser. Notre rôle c’était de remplir la mission et de faire en sorte que nos soldats ne souffrent pas de la manœuvre. D’ailleurs quand on a barré la rue à cette hauteur-là, mes soldats étaient tous le long de l’arrière de la Poste, ils étaient étalés 50 ou 60 mètres. Ils n’étaient pas en façade, en façade il n’y avait que moi et les camions qui étaient côte à côte et les barbelés devant les camions

Simone Gautier : « Il y avait des barbelés devant les camions ? »

Jean-Pierre Richarté : « Oui, il y avait des barbelés devant les camions, qu’on a trouvé sur place, qui étaient là et qui avaient été laissés par pffffuf…., la mémoire me fait défaut, je ne sais pas si ce n’était pas des marsouins qui étaient là avant nous et qui eux, étaient habitués à faire du maintien de l’ordre, nous, ce n’était pas notre tasse de thé. Quand ça a tiré dans la ville, nous on n’était pas habitués aux échos, on entendait les coups de feu, on entendait les ricochés mais c’était très difficile de localiser les départs de coup et les attaques. On a eu zéro blessé chez nous, il n’y a pas eu, non plus de dégâts. Après de l’autre côté… les gens devant la poste …, moi j’ai vu les gens couchés parce que le médecin qui s’appelait Attali est venu me voir et m’a dit « j’ai besoin d’aller devant la Poste, tu me sers d’escorte.» Donc je l’ai escorté devant la poste, j’ai vu tous ces blessés qui baignaient dans leur sang, les gens étaient entassés les uns sur les autres, d’ailleurs sous leurs corps, au fur et à mesure qu’ils se levaient, il y avait d’autres gens couverts de sang mais qui n’étaient pas blessés, ils s’étaient couchés par terre pour se protéger et moi je suis pas resté longtemps parce que je ne voulais pas laisser mes hommes tous seuls, donc je suis resté cinq, six minutes peut-être, vous savez le temps passe vite, dans ces cas-là, vous voyez beaucoup de choses et je suis retourné auprès de mes hommes et après ça été fini, et après, on a plus parlé de cette histoire. »

Jean-Pierre Richarté : « Il y a eu une commission d’enquête, mais moi, on ne m’a jamais interrogé. Je pense que la commission d’enquête a dû s’arrêter au capitaine Ducretet, à la rigueur à Latournerie.

Simone Gautier : « Il est désigné comme étant plus loin quand même, dans une autre rue. »

Jean-Pierre Richarté : « C’est ce qu’on a dit mais moi je trouve bizarre qu’on ne l’ait pas vu. »

Simone Gautier : « Il y avait une raison pour laquelle il ne serait pas venu ? »

Jean-Pierre Richarté : « Ah je ne sais pas, je ne sais pas dire, c’était un ours. »

Simone Gautier : « C’est vrai qu’il est désagréable. »

Jean-Pierre Richarté : « Ducretet lui pourrait vous dire les ordres qu’il a reçus. »

Simone Gautier : « Je vais essayer. »

Jean-Pierre Richarté : Alors je vais quand même vous dire quelque chose que j’ai dite à Weber, à Christophe et qu’il n’a pas voulu retranscrire, dans l’armée quand un soldat fait une connerie, son supérieur immédiat est sanctionné tout de suite.

Simone Gautier : « Ah bon ? »

Jean-Pierre Richarté : « C’est la règle.  Cela a toujours été comme ça. »

Simone Gautier : « C’est le supérieur qui est sanctionné ? »

Jean-Pierre Richarté : « Toujours. »

Jean-Pierre Richarté : « Et la dernière histoire en date, c’est un sergent qui a martyrisé un noir en Côte d’Ivoire et c’est le général qui a démissionné

Simone Gautier : « Oh la …la. »

Jean-Pierre Richarté : « Qui a été sanctionné. Donc je dis que si la fusillade avait été involontaire, si ça avait été une bêtise du soldat, au moins le colonel, c’est-à-dire le colonel Goubard, aurait soit démissionné de lui-même, soit être démissionné par les pouvoirs publics or il n’a pas été démissionné, il a été nommé général et il s’est retrouvé à l’Ecole de Guerre. Il en partait lorsque j’y arrivais. Moi je suis arrivé je ne sais plus à quelle période en juillet je crois, non au mois d’août et lui est parti fin juin à la retraite. Donc on ne s’est pas parlé. »

Simone Gautier : « Et c’est le général Goubard qui a donné tous ses documents à Francine Dessaigne, qui s’en est servi pour écrire son livre « Un crime sans assassin. »

Jean-Pierre Richarté : « J’ai rencontré Francine Dessaigne à Paris avec Monsieur Tordjmann et elle a écrit une bêtise, elle a dit que j’avais été blessé, en fait je n’ai pas été blessé.

Simone Gautier : « Donc ce que je voulais vous faire préciser. Dans son documentaire, Christophe Weber parle d’une intime conviction, d’une instrumentalisation à la fois des tirailleurs et du public, qu’en pensez-vous ? »

Jean-Pierre Richarté : « C’est vrai, c’est vrai, moi je pense qu’il a raison et je le lui ai dit d’ailleurs, je lui ai dit que sur le moment je n’ai pas réalisé de la même façon, mais quand j’analyse tous les éléments, je me dis que c’était voulu. On ne draine pas à un endroit une population… »
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Interview de Jean-Pierre Richarté par Simone Gautier le 10/11/2012 à Auradou "Les Oliviers" dans le Lot et Garonne

 

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