11.6 - Témoignage écrit du Colonel (ER) Christian LATOURNERIE - 4ème R.T. adressé à Francine DESSAIGNE et Marie-Jeanne REY

VI - Les témoignages - Les militaires, les gendarmes, les policiers

Mon commandant de compagnie – la deuxième compagnie – le capitaine DUCRETTET, venu de Tunisie avec le régiment, n’avait pas quitté l’Afrique du Nord depuis sa sortie des écoles d’officiers. Il en était de même du capitaine TECHET commandant de la 6ème compagnie. Le colonel GOUBARD, chef de corps, nous avaient maintes fois affirmé son attachement à l’Algérie, la plus française possible. Le commandant en second, le lieutenant-colonel GUILABERT était pied-noir de Bab el Oued. L’attachement des tirailleurs et des cadres du 4ème R.T. à l’Algérie française était certain. Il ne peut pas y avoir de connivence entre les personnels du régiment et les barbouzes.

Le 4ème R.T. et le maintien de l’ordre.

Je crois qu’il faut rechercher l’origine de ce malheur dans le fait que, dans la formation des cadres de l’armée française, jamais rien n’était dit sur les principes du maintien de l’ordre en ville, alors qu’ils y seront presque tous confrontés. La formation « était plus orientée sur le combat et la guerre psychologique, c’est à dire l’encadrement des populations. Le 4ème R.T. fut d’abord basé dans le secteur de Djelfa, aux côtés du 2ème Régiment Étranger de Cavalerie. Il a participé activement à la destruction des bandes Bellounistes et F.L.N. entre Aflou et Bou Saada et à la pacification de ce secteur, puis il fut muté dans les secteurs de Médéa, Boghari, Benchicao où il a continué ces mêmes missions.

Personnellement, à titre exceptionnel, j’ai été détaché deux fois, pour des missions de maintien de l’ordre à Alger, dans le cadre d’un bataillon de marche formé d’unités de divers régiments. Je me suis trouvé sous le commandement de chefs de sous-quartiers tout à fait incompétents.

La 1ère fois, le 11 décembre 1960 à Belcourt où j’ai assisté impuissant à des manifestations peut-être préparée par des chefs de sous-quartiers eux-mêmes. Manifestations commencées avec des pancartes « Vive le général De Gaulle », suivies plus tard par des pancartes : « Vive l’Algérie algérienne », se terminant par « Vive le FLN ».

La 2ème mission eut lieu en juillet 1961 au Clos Salembier où le commandant de sous-quartiers m’avait affirmé que rien ne se passerait dans son secteur parce qu’il avait relâché le chef politique FLN qui venait le voir tous les jours dans son bureau !!! Je ne parlerai pas du détail de cette journée, où commandant de compagnie par intérim, j’ai empêché le déferlement des hordes FLN du Clos Salembier sur le quartier Belcourt. Je fus blessé à coups de bâton à la tête. Les tirailleurs tirèrent pour me dégager et il y eut quelques morts parmi les manifestants. Dans cette compagnie, deux chefs de section étaient musulmans ainsi que 80% des tirailleurs. Je leur dois la vie. Je me souviens de la réflexion d’un tirailleur musulman appelé : « mon lieutenant, à Djelfa les hommes sous la raïma sont des sauvages mais ceux ici qui cassent tout ce sont des cannibales ». Malheureusement, bien que la presse ait été présente, rien ne fut dit sur la réaction contre les manifestants FLN des troupes musulmanes, et plus précisément des appelés algériens de souche musulmane effectuant leur service national au sein de l’armée française, comme tous les citoyens français. Les journalistes, le lendemain, m’ont présenté leurs excuses, m’expliquant que leurs articles avaient été interdits et leurs photos détruites.

A la suite de ces deux expériences malheureuses, j’ai donné à mes tirailleurs, de mon propre chef, une formation de maintien d l’ordre. Je pensais alors n’en faire usage que contre le FLN. On verra plus loin que cette formation m’a permis de ne pas être mêlé à la fusillade de la Grand Poste.

L’état d’esprit avant la manifestation de la Grande Poste.

J’ai dit plus haut que les missions du régiment, à quelques exceptions, avaient été des missions de combat et non pas de service d’ordre en ville. Moi-même la veille du cessez le feu, par un froid terrible, avec grêle et tempête, j’ai poursuivi un petit groupe FLN dans la région d Boghari et récupéré deux grands sacs de chaussures militaires abandonnés dans la fuite.

Le 23 mars l’E.M.T.1 fut envoyé à Alger.

En cours de route nous apprîmes que ce n’était pas pour faire du maintien de l’ordre dans des quartiers musulmans mais à Bab el Oued que nous allions. En arrivant nous fumes placés en bouclage en lisière de Bab el Oued, côté nord. Je fus scandalisé de voir que même les ambulances militaires n’avaient pas le droit de pénétrer à l’intérieur du bouclage. Le siège était total. Je croisai un officier de gendarmerie que je connaissais et lui fis part de mon indignation. Il me répondit que c’était normal, « c’était la revanche des barricades pour les gendarmes ». Je lui répliquai que son attitude était indigne d’un officier. En bouclage, deux coups de feu furent tirés très largement au-dessus de nos têtes. On nous dit que c’était l’OAS qui nous avait tiré dessus et nous reçûmes l’ordre de fouiller tous les appartements y compris ceux dont les portes restaient fermées aux coups de sonnette. Je refusai d’exécuter cet ordre en disant que les gendarmes étaient peut-être habilités à forcer les portes. On me promit une sanction sévère mais le soir personne n’en reparla. On nous distribua des tracts contant les méfaits de l’OAS sur les petits soldats français puis nous fûmes envoyés dans une caserne à Maison Carrée. Là, les sections continuèrent leur entraînement normal au combat. Je fus le seul, je crois, à effectuer une solide formation au maintien de l’ordre en fonction des règlements que nous avions reçus récemment.

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Le 26 mars

Le 26 mars matin, en rentrant d’exercice, nous reçûmes l’ordre de préparer nos sacs et notre armement, sans aucune précision, pour une intervention. Nous prîmes le même armement et les mêmes munitions que pour un raid commando. En m’équipant, juste avant le rassemblement, j’entendis au « transistor » qu’une manifestation interdite se préparait à Alger. Je fus probablement le seul à deviner quelle pourrait être notre mission mais il était trop tard pour faire marche arrière. Je ne pouvais pas laisser mes tirailleurs sans commandement. En effet l’E.M.T. 1 sous le commandement POUPAT se dirigea vers le plateau des Glières. Avec ma demi-compagnie, je reçus l’ordre de boucler la rue Alfred Lelluch. Juste après avoir pris connaissance des ordres, je croisai mon ami Pierre BROSSOLET, image de l’officier de tradition chrétienne. Je lui dit que, le soir en rentrant de cette mission, je demanderai au chef de corps de ne plus compter sur moi dans les missions de maintien de l’ordre contre les Européens. Cette réflexion était prémonitoire.

Vu l’immensité de la rue Lelluch ma quarantaine d’hommes ne pouvait pas faire masse. Selon les techniques du maintien de l’ordre, il me fallait créer un barrage qui éviterait le contact direct des hommes avec la foule et dissuaderait les manifestants d’une action de force. J’avais depuis longtemps fait placer dans mes camions des rouleaux de barbelés. J’en « volais » également un certain nombre qui se trouvaient autour des banques et points sensibles des alentours. Je mis mes camions 50 mètres en arrière et attendis.


Lorsque les manifestants se présentèrent à une centaine de mètres, je reçus l’ordre de boucler la rue et tirai les barbelés en travers. Il s’agissait de concertinas superposés soit une hauteur totale de deux mètres environ et de deux mètres de profondeur. Dans le même temps je donnai l’ordre à mes chauffeurs de venir en accélérant à fond en première vitesse crabotée et en klaxonnant pour se mettre quelques mètres derrière avec le maximum de bruit et faire masse. Je plaçai une partie de mes hommes avec moi dans les intervalles, un groupe se trouvant une cinquantaine de mètres plus loin en deuxième échelon en réserve selon les techniques habituelles. Il m’a été dit par le Directeur de la Banque d’Algérie de l’époque, pied-noir, très Algérie française, qui était un de mes amis, que les manifestants qui avaient eu initialement l’intention de se diriger vers moi, avaient obliqué vers la Grande Poste en face de ma détermination apparente. Quelques temps plus tard, j’entendis une fusillade générale. La rue Alfred Lelluch où je me trouvais, était sous le tir d’armes automatiques. N’ayant personne en face de moi, avec mes hommes de premier échelon, je me réfugiai sous une porte cochère, laissant en place mes camions et mes barbelés, attendant la fin de « l’orage » ; si bien que je n’ai rien vu. Les gens de l’immeuble descendirent demandant pourquoi je leur tirai dans les fenêtres. Je répondis que ce n’était pas mes hommes qui tiraient, ce qu’ils constatèrent. Ils revinrent quelques minutes plus tard en disant : « c’est en haut que ça tire. Il y avait donc des personnels armés sur les toits et ces personnels n’étaient pas du 4ème R.T.

Les hommes de mon deuxième échelon m’ont dit avoir tiré sur des soldats qui tiraient depuis les toits. Ce n’était pas des soldats très aguerris, je ne suis pas absolument certain qu’ils aient vu réellement quelque chose. Dans le combat de rue, il est excessivement difficile de localiser l’origine des tirs. Ils peuvent avoir été trompés par les échos des rafales tirées d’ailleurs.

Quelques minutes après la fusillade des manifestants refluèrent vers moi et demandèrent à passer. Je leur expliquai que c’était de la folie, la rue étant bloquée par de nombreuses unités de C.R.S. derrière moi. Quelques temps après, une demie heure peut-être une heure, les C.R.S. prirent nos emplacements, nous embarquâmes et partîmes vers nos casernes. Le soir, j’appris que nous avions été sous le commandement du sous-secteur Orléans. J’ignorais qui était l’officier commandant, de quelle unité il était et de qui il dépendait.

Je demandais immédiatement au colonel GOUBARD mon retour en France ; j’étais venu en Algérie après avoir été applaudi en 1958 sur les Champs E lysées comme Saint Cyrien aux cris de « Vive De Gaulle, vive l’Algérie française », je ne pouvais décemment pas rester pour créer l’Algérie algérienne sans la France. Le colonel me demanda où je voulais être affecté, je répondis à « Saint Cyr parce que c’est la notion de patrie qui est à repenser ». Ce qui fut fait. Je quittai l’Algérie la veille des élections qui déterminèrent l’indépendance. Jusqu’à la dissolution du régiment, pas un de mes tirailleurs ne déserta, contrairement à ce qui se passa dans d’autres sections, ce qui montre leur attachement.

Je ne veux pas conclure sur la cause première de la fusillade :

-s’agit-il simplement d’une maladresse non préparée

- ou de la volonté délibérée de faire un massacre pour décourager les pieds-noirs

- ou bien au contraire, comme l’a déclaré à l’époque la commission d’enquête, de provocations de membres de l’OAS victimes de leur propre intoxication ayant joué à l’apprenti sorcier dans le cadre d’une guerre psychologique qu’ils n’ont pas su maîtriser.

Je n’en sais rien.

Peu importe de savoir qui a tiré le premier, toutes les conditions étaient réunies pour ce massacre :

-  OAS qui a appelé à manifester alors qu’on se livrait à une répression féroce à Bab el Oued, et préparation psychologique anti OAS des tirailleurs lors du passage à Bab el Oued

- emploi de troupes indigènes non préparées alors que gendarmes et CRS étaient en 2ème échelon

- ordre donné d’arrêter par tous les moyens la manifestation (150.000 manifestants selon les estimations les plus faibles)

Ce qui est certain c’est qu’il n’y a eu aucune collusion entre les personnels du régiment et les services spéciaux du gouvernement. Tous les personnels des compagnies de l’E.M.T.1 ignoraient totalement quelle mission leur serait donnée le 26 mars 1962 matin.

Francine DESSAIGNE :

Le général AILLERET, à la demande du colonel GOUBARD (GENESUPER), avait donné l’ordre de ne pas utiliser le régiment en maintien de l’ordre contre les Européens.

Le préfet Vitalis CROS, le général CAPODANO qui était son assistant militaire et son adjoint le colonel FOURNIER qui s’assura personnellement de la présence des tirailleurs à 15 heures, ont donc agit délibérément contre les ordres reçus. Ces ordres venaient-ils directement de Paris sans passer par le général en chef ?

Colonel (ER) LATOURNERIE Christian
jeudi 9 octobre 2008

Le colonel Latournerie était lieutenant en 1962. Il commandait les deux sections de la 2ème Compagnie en position rue Lelluch, du côté de la place de la Poste. Saint Cyrien de la promotion Laperine (1955-1956) il a été affecté au 4ème RT en 1959. rentré en métropole sur sa demande, avant l’indépendance, il fut, pendant trois ans, instructeur à Saint Cyr. Les jalons de sa carrière furent ensuite :le 9ème régiment de Chasseurs-Parachutistes, l’Ecole d’État-Major, les FFA au 24ème Groupe de Chasseurs Mécanisés, l’Ecole de Guerre Canadienne, l’État-major de Rennes puis à nouveau les FFA. Il termina sa carrière comme commandant du Groupement Écoles-École de Coëtquidan (1983-1985).
- La vie civile en fit un commerçant à Carcassonne et un agriculteur à Narbonne.
- (Francine DESSAIGNE - "Un crime sans assassin").

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Boulevard Bugeaud dit "la Rampe Bugeaud" et au-dessous la rue Alfred Lelluch

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