11.6 - Témoignage écrit du Colonel (ER) Christian LATOURNERIE - 4ème R.T. adressé à Francine DESSAIGNE et Marie-Jeanne REY

Lorsque les manifestants se présentèrent à une centaine de mètres, je reçus l’ordre de boucler la rue et tirai les barbelés en travers. Il s’agissait de concertinas superposés soit une hauteur totale de deux mètres environ et de deux mètres de profondeur. Dans le même temps je donnai l’ordre à mes chauffeurs de venir en accélérant à fond en première vitesse crabotée et en klaxonnant pour se mettre quelques mètres derrière avec le maximum de bruit et faire masse. Je plaçai une partie de mes hommes avec moi dans les intervalles, un groupe se trouvant une cinquantaine de mètres plus loin en deuxième échelon en réserve selon les techniques habituelles. Il m’a été dit par le Directeur de la Banque d’Algérie de l’époque, pied-noir, très Algérie française, qui était un de mes amis, que les manifestants qui avaient eu initialement l’intention de se diriger vers moi, avaient obliqué vers la Grande Poste en face de ma détermination apparente. Quelques temps plus tard, j’entendis une fusillade générale. La rue Alfred Lelluch où je me trouvais, était sous le tir d’armes automatiques. N’ayant personne en face de moi, avec mes hommes de premier échelon, je me réfugiai sous une porte cochère, laissant en place mes camions et mes barbelés, attendant la fin de « l’orage » ; si bien que je n’ai rien vu. Les gens de l’immeuble descendirent demandant pourquoi je leur tirai dans les fenêtres. Je répondis que ce n’était pas mes hommes qui tiraient, ce qu’ils constatèrent. Ils revinrent quelques minutes plus tard en disant : « c’est en haut que ça tire. Il y avait donc des personnels armés sur les toits et ces personnels n’étaient pas du 4ème R.T.

Les hommes de mon deuxième échelon m’ont dit avoir tiré sur des soldats qui tiraient depuis les toits. Ce n’était pas des soldats très aguerris, je ne suis pas absolument certain qu’ils aient vu réellement quelque chose. Dans le combat de rue, il est excessivement difficile de localiser l’origine des tirs. Ils peuvent avoir été trompés par les échos des rafales tirées d’ailleurs.

Quelques minutes après la fusillade des manifestants refluèrent vers moi et demandèrent à passer. Je leur expliquai que c’était de la folie, la rue étant bloquée par de nombreuses unités de C.R.S. derrière moi. Quelques temps après, une demie heure peut-être une heure, les C.R.S. prirent nos emplacements, nous embarquâmes et partîmes vers nos casernes. Le soir, j’appris que nous avions été sous le commandement du sous-secteur Orléans. J’ignorais qui était l’officier commandant, de quelle unité il était et de qui il dépendait.

Je demandais immédiatement au colonel GOUBARD mon retour en France ; j’étais venu en Algérie après avoir été applaudi en 1958 sur les Champs E lysées comme Saint Cyrien aux cris de « Vive De Gaulle, vive l’Algérie française », je ne pouvais décemment pas rester pour créer l’Algérie algérienne sans la France. Le colonel me demanda où je voulais être affecté, je répondis à « Saint Cyr parce que c’est la notion de patrie qui est à repenser ». Ce qui fut fait. Je quittai l’Algérie la veille des élections qui déterminèrent l’indépendance. Jusqu’à la dissolution du régiment, pas un de mes tirailleurs ne déserta, contrairement à ce qui se passa dans d’autres sections, ce qui montre leur attachement.

Je ne veux pas conclure sur la cause première de la fusillade :

-s’agit-il simplement d’une maladresse non préparée

- ou de la volonté délibérée de faire un massacre pour décourager les pieds-noirs

- ou bien au contraire, comme l’a déclaré à l’époque la commission d’enquête, de provocations de membres de l’OAS victimes de leur propre intoxication ayant joué à l’apprenti sorcier dans le cadre d’une guerre psychologique qu’ils n’ont pas su maîtriser.

Je n’en sais rien.

Peu importe de savoir qui a tiré le premier, toutes les conditions étaient réunies pour ce massacre :

-  OAS qui a appelé à manifester alors qu’on se livrait à une répression féroce à Bab el Oued, et préparation psychologique anti OAS des tirailleurs lors du passage à Bab el Oued

- emploi de troupes indigènes non préparées alors que gendarmes et CRS étaient en 2ème échelon

- ordre donné d’arrêter par tous les moyens la manifestation (150.000 manifestants selon les estimations les plus faibles)

Ce qui est certain c’est qu’il n’y a eu aucune collusion entre les personnels du régiment et les services spéciaux du gouvernement. Tous les personnels des compagnies de l’E.M.T.1 ignoraient totalement quelle mission leur serait donnée le 26 mars 1962 matin.

Francine DESSAIGNE :

Le général AILLERET, à la demande du colonel GOUBARD (GENESUPER), avait donné l’ordre de ne pas utiliser le régiment en maintien de l’ordre contre les Européens.

Le préfet Vitalis CROS, le général CAPODANO qui était son assistant militaire et son adjoint le colonel FOURNIER qui s’assura personnellement de la présence des tirailleurs à 15 heures, ont donc agit délibérément contre les ordres reçus. Ces ordres venaient-ils directement de Paris sans passer par le général en chef ?

Colonel (ER) LATOURNERIE Christian
jeudi 9 octobre 2008

Le colonel Latournerie était lieutenant en 1962. Il commandait les deux sections de la 2ème Compagnie en position rue Lelluch, du côté de la place de la Poste. Saint Cyrien de la promotion Laperine (1955-1956) il a été affecté au 4ème RT en 1959. rentré en métropole sur sa demande, avant l’indépendance, il fut, pendant trois ans, instructeur à Saint Cyr. Les jalons de sa carrière furent ensuite :le 9ème régiment de Chasseurs-Parachutistes, l’Ecole d’État-Major, les FFA au 24ème Groupe de Chasseurs Mécanisés, l’Ecole de Guerre Canadienne, l’État-major de Rennes puis à nouveau les FFA. Il termina sa carrière comme commandant du Groupement Écoles-École de Coëtquidan (1983-1985).
- La vie civile en fit un commerçant à Carcassonne et un agriculteur à Narbonne.
- (Francine DESSAIGNE - "Un crime sans assassin").

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Boulevard Bugeaud dit "la Rampe Bugeaud" et au-dessous la rue Alfred Lelluch

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