10.1 - Les journalistes de PARIS MATCH- le photographe pleurait.

VI - Les témoignages - Les journaux, les lecteurs

PARIS MATCH n° 178 du 7 avril 1962 : Nos envoyés spéciaux.
RUE D’ISLY : Le photographe oubliait de déclencher, il pleurait.
L’équipe de « Paris Match » est divisée en deux groupes : le premier se trouve à l’angle de la rue d’Isly et du boulevard Pasteur.

Il est 14 heures 20. Malgré l’interdiction de la manifestation, trois mille personnes qui ont réussi à se rassembler Plateau des Glières se heurtent à un barrage rue d’Isly : 15 tirailleurs musulmans, commandés par un lieutenant européen : un jeune homme très grand, très beau. Son képi a la couleur du sable, ses yeux celle du ciel.

- « N’avancez pas. Mes hommes ont l’ordre de tirer ».
- « Vous n’allez tout de même pas tirer sur nous, dit un manifestant. Un soldat musulman terrifié crie :
- « Nous tirerons, je vous dis, nous tirerons … »

Boulevard Pasteur qui débouche rue d’Isly, un trop-plein de manifestants prend en courant les militaires à revers. Les quinze musulmans, leur chef, le radio européen, sont débordés. On entend le claquement des culasses qu’on arme. Dix minutes plus tard, au même endroit, des coups de feu éclatent. C’est le premier barrage, traversé par les manifestants qui tire sur la fin du cortège. Les manifestants qui ont vu les armes automatiques pointées sur eux refluent en courant. Je les vois tomber comme des cartes balayées par le vent.

Le crépitement des armes, les hurlements des blessés, le gémissement des balles qui ricochent sur les murs, le fracas des vitres qui s’effondrent couvre à peine ce cri :
- « Halte au feu ! nom de Dieu ! Personne n’entend l’ordre de l’officier. Un homme et un adolescent reçoivent ensemble la première rafale. On les retrouvera couchés l’un à côté de l’autre, les doigts emmêlés. Au dernier moment le père a pris la main de son fils.

Tête appuyée contre le mur d’un immeuble, corps allongé sur le trottoir, un quadragénaire, la chemise tachée de rouge, ne bouge plus. Seuls ses yeux vivent encore dans son visage livide et son regard est comme une question adressée au ciel. Deux minutes plus tard, un grand mouchoir à carreaux vert et rouge posé sur sa tête a donné la réponse.

Chez Claverie – spécialiste de frivolités – plusieurs personnes qui cherchaient un refuge ont trouvé la mort. Dans l’étalage bouleversé, trois corps entassés : celui du dessus est un mannequin. Ici l’horreur est surréaliste.

Le deuxième groupe des journalistes de « Paris Match » est bloqué, à 200 mètres de là, au bout de la rue Alfred Lelluch.Nous sortons de la voiture quand, tout à coup, j’entends une rafale de F.M. A ce moment pétrifié, je tiens encore la portière et je vois tous les soldats qui nous entourent tirer sur les façades qui les dominent. Un lieutenant et un sous-officier arrachent les chargeurs des F.M. et des P.M. en criant « halte au feu », au nom de la France ». Un instant d’accalmie, nous courons vers la rue d’Isly. Devant moi, une femme gît, criblée de balles, dans un bain de sang. Une tête d’homme a été hachée par une rafale. Je sens mon visage se vider de mon sang. Je me retourne pour voir René Vital pleurer incapable de manipuler son appareil.

Les pompiers se précipitent sous les balles. L’un d’eux est blessé à la jambe.

- « Celui-là, il bouge » ?
- « Non ».
- « Alors, on s’en fout » !
- « Et celui-là » ?
- « Je crois ».
- « On l’embarque ».

Sur deux cadavres, une femme s’est penchée. Elle a pris le foulard de l’un, le chapeau de l’autre. Puis, elle s’est redressée. Des soldats chargeaient les deux corps dans leur véhicule. Le chauffeur a mis en marche. La femme a regardé en pleurant le G.M.C. partir. Les bâches secouées par le vent laissaient voir les pieds des corps entassés au hasard.

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