7.8 - Rue d'ISLY - Place BUGEAUD

VI - Les témoignages - Grande Poste les manifestants

2 - Témoignage du Docteur Jacques BISQUERRA  Anésthesiste-Reanimateur

Dr Jacques BISQUERRA - Anesthésiste réanimateur - NICE
à
BRUA Monsieur Jean - Rédaction de Nice-Matin

Nice, Le 27 Mars 1992

Monsieur,

Comme tous mes compatriotes, j’ai lu avec beaucoup d’émotion votre article paru dans le NICE-MATIN du 26 mars 1992 consacré à la fusillade de la rue d’Isly, survenue trente ans auparavant, et je me permets de vous écrire pour vous faire part de mon témoignage personnel sur cette tragique journée, ayant été ce jour-là le témoin de faits précis ignorés, je pense, des Pieds-Noirs comme des historiens qui se sont penchés sur les événements survenus dans les derniers mois de l’Algérie française.

Faits encore profondément gravés dans ma mémoire, et que voici :

À cette époque, donc, j’étais étudiant en 3e année de médecine à la Faculté d’Alger (j’allais avoir 21 ans le 1er août 1962) et j’avais passé le 6 février 1962 le dernier concours de l’Externat des Hôpitaux français d’Alger. Le 25 mars 1962, plusieurs de mes camarades s’étaient réunis pour décider si nous devions, ou non, participer à cette marche pour le lendemain, car certains d’entre nous avaient l’idée (ou le pressentiment) qu’il risquait « de se passer quelque chose » ce jour-là. Finalement, chacun décida lui-même de sa participation, et je me trouvai donc parmi la foule pacifique des manifestants marchant vers Bâb el Oued.

Quand la fusillade éclata, j’étais arrivé à la hauteur du tristement célèbre « Milk-bar », et lorsque le silence succéda au bruit des rafales, je courus en longeant les murs jusqu’à l’endroit du drame, où m’attendait un horrible spectacle que je n’oublierai jamais : blessés allongés sur la chaussée dans des flaques de sang, morts gisant, la boîte crânienne éclatée, au milieu des douilles…

Plusieurs de ces malheureux avaient tenté de se réfugier dans l’entrée d’un magasin de confection situé au début de la rue d’Isly, à droite en se dirigeant vers la place Bugeaud, et avaient été fauchés là par les balles. Brandissant à la main ma carte d’étudiant en médecine, et criant sans cesse « toubib ! » pour me faire reconnaître, je me dirigeai parmi les corps pour porter secours à d’éventuels blessés qui auraient pu se trouver là. Au milieu de ces cadavres entassés les uns sur les autres, se tenait dans l’entrée de ce magasin, face à la rue, donc face à moi, un militaire musulman, son pistolet-mitrailleur braqué sur moi, et qui paraissait être dans un état de panique extrême et, à ses côtés, essayant de le calmer, le sous-officier (ou officier ?) européen commandant le détachement. Je devais être à 2 ou 3 mètres de lui et, rétrospectivement, je pense que j’ai eu beaucoup de chance ce jour-là, car il aurait pu tout aussi bien appuyer sur la détente et me clouer sur place.

Mais le destin en a décidé autrement… Il me laissa finalement entrer dans le fond du magasin où se tenaient d’autres militaires musulmans, et sur le sol gisait l’un d’entre eux, agonisant, une ou plusieurs balles lui ayant transpercé le thorax. J’eus à peine le temps de me rendre compte de la gravité de son état que déjà arrivaient des ambulances et des camions militaires. Les tirailleurs quittèrent alors précipitamment les lieux avec leur chef, emmenant avec eux leur blessé mourant, qu’ils chargèrent dans l’un des camions.

Quelques minutes plus tard, la foule reflua peu à peu sur les lieux de la tragédie, et des jeunes gens et jeunes filles trempèrent un drapeau français dans le sang des morts, toujours entassés dans l’entrée du magasin, et un cameraman (étranger, je crois) filma lui-même cette scène.

Je restai là immobile de longues minutes pour veiller sur ces morts lorsqu’un homme s’approcha et entreprit, malgré mes protestations, de fouiller le portefeuille d’un des cadavres, et repartit après avoir emporté sa carte d’identité. M’étant souvenu du nom porté sur ce document (car il me l’avait montré, j’ignore pourquoi) et n’ayant pas retrouvé ce nom sur la liste des victimes publiée le lendemain par les journaux locaux, je m’étais rendu à la morgue de l’hôpital de Mustapha pour essayer d’identifier ce malheureux « X » et de mettre un nom sur sa dépouille. Inutile de vous dire que le spectacle qui m’attendait me traumatisa profondément, et, en rentrant chez mes parents, je fondis en larmes en repensant à tous ces corps criblés de balles empilés nus, parfois tête-bêche, les uns sur les autres, dans cette sinistre salle.

Trente ans après, je pense comme vous, à la lumière de ces faits dont j’ai été le témoin « privilégié » (si l’on peut dire), que les Pieds-Noirs sont tombés ce jour-là dans un véritable piège, et que ces balles tirées volontairement sur les tirailleurs n’ont eu pour seul but que celui d’entraîner de leur part la réaction que l’on sait, destinée à briser les derniers sursauts des défenseurs de l’Algérie française. Et quand on se souvient du nombre des barbouzes qui évoluaient à cette époque en Algérie, on peut facilement imaginer (et sans top se tromper, je crois) quels furent les auteurs de la provocation qui aboutit à ce massacre.

Voilà résumés, tels que je les ai vécus, les événements de ce 26 mars 1962, que je n’avais jusqu’à ce jour évoqués qu’au sein de ma famille. J’espère, par mon récit dont je peux vous certifier le caractère authentique, avoir pu apporter une modeste contribution à la recherche des causes de cette tragédie, et je vous prie d’agréer,

Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Paraphe illisible.


Tous mes remerciements à Jean BRUA pour la communication de cette lettre S.Gautier

 


zanne1b1Place Bugeaud (en fait place d'Isly) rue d'Isly en allant vers la Grande Poste. Sur la droite - non visible -  se trouve la statue du maréchal Bugeaud  et derrière la statue se trouve l'immeuble de la X° Région

En face, au centre, se trouve l'immeuble du Bon Marché, dessous la Société immobilière Zanetacci et on devine sous les arbres  les lettres du Milk Bar

 


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Place Bugeaud (Place d'Isly) Statue du général Bugeaud. Vue dans l'autre sens donc en s'éloignant de la Grande Poste. Derrière la statue les locaux de la X° Région d'où sont partis les coups de feu
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