7.3 - Plateau des Glières - Grande Poste

VI - Les témoignages - Grande Poste les manifestants

6 - SALERIO Michèle : "Michèle, ma chérie, excuse-moi, je ne peux te parler très longtemps, ils nous tirent dessus..."

« Michèle, ma chérie, excuse-moi, je ne peux te parler très longtemps, ils nous tirent dessus … … On essaie de se protéger sous des matelas ! »

Cet appel téléphonique, dramatiquement court et pour cause, échangé avec ma tante Hélène, (qui vivait alors avec sa petite famille chez ses parents -mes grands-parents, rue Livingstone, à Bâb el Oued), fut déterminant sur ma décision.

Je décidai donc de me rendre à la manifestation pacifique du 26 Mars qui devait se dérouler jusqu’aux portes de Bâb-El-Oued encerclé par les forces de l’ordre. Cela en dépit des réticences paternelles, et indignée par les provocations de Christian Fouchet, Haut-Commissaire de France, conseillant à la population algéroise par des communiqués diffusés à longueur de journée sur les ondes, de ne pas se rendre à cette manifestation. J’avais pu convaincre une de mes amies (ancienne élève, comme moi, du lycée Delacroix) de m’accompagner. Nous avions rendez-vous chez elle, à 15heures. Elle habitait au bas de l’Avenue Pasteur, dans une petite rue adjacente, à une centaine de mètres de la Grande Poste. Je n’ai jamais pu la rejoindre.

Après le parcours rue Daguerre – rue d’El Biar – et arrivée boulevard Saint Saëns, je franchis sans problème le premier barrage composé de jeunes soldats calmes et plutôt bienveillants. Ils ne me semblent pas vraiment concernés par l’évènement. Je marche vite, il n’est que 14h 30 et je ne veux pas arriver chez Eve-Marie, avant l’heure convenue. Ces barrages, ces militaires armés, d’un côté et de l’autre, la foule, grave ou débonnaire, en tout cas innocente, voire inconsciente, commencent à faire naître en moi un sentiment d’irrépressible angoisse, prémonitoire de ce qui va se produire 15 minutes plus tard.

Pourtant je me dirige vers le Boulevard Baudin où je croise, Madame Cazaillous et deux de ses filles Jacqueline et Annie. Nous échangeons quelques mots et sourires de connivence. Elles sont mes voisines. Elles habitent presque en face de l’école de la rue Daguerre au 11. J’habite à l’école, au 14. Elles se dirigent vers le plateau des Glières en direction de leur funeste destin.

Moi je décide de poursuivre mon parcours du boulevard Baudin, mais apercevant de loin l’impressionnant barrage de CRS, je ne peux plus, je ne veux plus avancer.

Je revois ces hommes campés sur leurs jambes écartées, leurs boucliers étincelants sous le soleil : c’est la première fois que son éclat aveuglant résonne comme une terrible menace. Leurs armes sont pointées vers une foule informelle et pacifique. Ils me font peur. Je rebrousse chemin et me trouve maintenant à distance d’une cinquantaine de mètres de madame Cazaillous et de ses filles que je viens de croiser.

Je ne tente pas de les rattraper puisque je dois rejoindre Eve-Marie. J’arrive donc après elles sur la place de la Grande Poste, au niveau des arrêts de tramways et j’ai le temps de lire l’heure à l’horloge de la poste : il est 14h 45. Des coups de feu nourris éclatent, je n’ai que le temps de courir vers la façade qui fait l’angle avec le boulevard Laferrière. Je me tourne vers la Grand Poste, des dizaines de corps sont étendus sur la place. Je ne suis pas la seule à m’être couchée à terre contre ce mur. Je protège illusoirement ma tête avec mon sac à mains.

L’affolement, contagieux, la peur viscérale de finir ici contre ce mur des locaux du Journal d’Alger, me tiennent immobile. Un homme près de moi, m’enjoint de saisir sa main, me fait passer sur le côté du boulevard Laferrière.

Je m’engouffre dans le hall du premier immeuble : celui qui mène aux bureaux du Journal d’Alger, pleins à craquer. Des pleurs, des cris. Le mien sûrement plus strident que les autres. « Ils vont tous nous tuer » me vaut une gifle magistrale et mémorable de la part d’un agent de la circulation qui a dû se sentir investi, à ce moment-là du droit légitime et urgent de calmer les peurs... .

Même sur le moment je ne lui en ai pas voulu. J’ai grimpé jusqu’au dernier étage J’y suis restée jusqu’à 18h, terrassée par l’émotion. J’ai pu trouver un téléphone pour rassurer ma famille.

Je suis enfin rentrée chez moi, exténuée. Mon père n’y était pas : Il avait accompagné notre voisin Monsieur Cazaillous à l’Hôpital de Mustapha où ils trouvèrent Madame Cazaillous touchée à la tête, la moitié du corps paralysé à vie … Ne trouvant Jacquotte, comme nous l’appelions affectueusement dans le quartier, ils se sont dirigés vers la morgue, mon père soutenant le sien.

Annie la plus jeune de ses filles était rentrée chez elle, hagarde, pieds nus, disant à son père : « Des méchants soldats nous ont tiré dessus »

Michèle Salério.

Ecrit le 23 Mars 2014.

 

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En rouge le parcours de Michèle SALERIO

 

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Le point vert est la position de Michèle SALERIO au moment des tirs

 

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Le Plateau des Glières

 

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