5.33 - Une femme et son bébé réfugiés chez Natalys

1 - Témoignage de Roger Aribaud.

Je soussigné, Aribaud Roger, né le 25 - 11 - 1921 à Alger, réfugié à 15 heures, lundi après-midi, dès le début de la fusillade dans le corridor au 55 rue d’Isly, certifie avoir vu au milieu des fuites hallucinées, une femme et son bébé dans les bras (masse rouge ensanglantée) se précipiter (venant vraisemblablement de la Poste sur le trottoir d’en face ) vers la porte du magasin Natalys où, vaincue par la fatigue et les blessures, elle tombe à genoux et laisse la trace de ses doigts sanglants pour supplier l’ouverture du refuge. Un militaire arabe, petit, noir de peau, avec béret noir, treillis, pataugas et F.M. la poursuivait, commença à la « rafaler » (continua plutôt) devant la porte et je le vis s’engouffrer derrière les deux malheureux. Là, je n’ai rien vu, rien entendu, mais je l’ai vu ressortir.

Dans l’horreur, l’hébétude des premiers instants, on n’a pu que réaliser la présence des premiers cadavres évidents et des hurlements des blessés. Dans le propre corridor 55, rue d’Isly où j’étais réfugié, furent traînés un cadavre de femme et des restes innommables, mélanges de cervelles éparses et de vêtements ensanglantés.

2 - Témoignage de Raymond Boche - 1 ter rue Saint Jacques - Poitiers.

Au bruit de la fusillade, je suis remonté dans la direction de la Grande Poste, et j’ai vu, de mes propres yeux, un bébé de deux ans environ et sa maman sauvagement assassinés.
J’ai vu aussi le bras d’une jeune fille, coupé à la hauteur de l’avant-bras, qui se trouvait dans un couloir. Il y avait de nombreux exemples d’horreur que je ne peux tous citer, je dis qu’une telle sauvagerie est indigne.
Il faut défendre de tout notre cœur les Français d’Algérie, ils valent autant et même plus que beaucoup de métropolitains. C’est un de ces métropolitains qui écrit ça et j’ai honte d’être métropolitain.


3 - Témoignage de Joseph HATTAB-PACHA,

ancien Maire de la Casbah d'Alger, ancien conseiller général, dernier Président du conseil municipal d'Alger.


.... le 24 mars 1994

à Madame Marie-Jeanne Rey

LETTRE OUVERTE

Chère Madame,
Je suis le dernier descendant d'une noble famille turque et mes ancêtres ont été installés en Algérie, en tant que Belerbey, par le Sultan de Turquie, au début du protectorat sur ce pays, vers 1515.

Le titre de Pacha que je porte m'a été transmis par mes aïeux.

Ma mère était française mais je suis né en pleine Casbah dont j'ai eu l'honneur de devenir en 1959 le premier citoyen, ardent défenseur de l'Algérie française sans aucune distinction ni considération ethnique.J'ai  été initié à la politique par le président Laquière, grand homme pour lequel j'ai un immense respect et que je considère comme mon père spirituel.

Conseiller municipal, maire du 2ème arrondissement (Casbah), conseiller général de la 1ère circonscription, j'ai été, après la démission de Monsieur Corbin, président du conseil municipal du Grand Alger, ce qui en provoqua la dissolution par ordre du gouvernement, celui-ci ne supportant pas l'élection à la présidence d'un partisan de l'Algérie Française !

Le 26 mars 1962, peu avant 14 heures, je me trouvais rue d'Isly, dans un magasin proche du cinéma "Le Régent" car j'avais rendez-vous avec un délégué de l'OAS qui devait me conduire auprès du Général Salan et de Monsieur Susini.

En effet, j'avais appris qu'une manifestation pacifique était prévue dans la Casbah et j'y étais opposé, craignant que des agitateurs la détournent de son but en provoquant une confrontation avec les habitants de ce quartier.
Attendant mon contact, j'entendis soudain chanter la Marseillaise. Je sortis et je vis un groupe de militaires français qui barraient le passage à des manifestants portant des drapeaux tricolores. Voyant parlementer les manifestants avec l'officier dirigeant cette troupe, je me suis présenté, lui demandant de ne pas s'opposer au passage de cette foule patriotique, pacifique et sans armes. Se rendant à nos arguments, l'officier a ordonné à ses soldats de laisser passer la manifestation. Satisfait je suis retourné à mon lieu de rendez-vous, tout en regardant défiler les manifestants dont des personnes âgées, de nombreuses femmes et même quelques enfants.

Quand la manifestation est arrivée à la hauteur du magasin Prénatal [1], une brusque fusillade s'est déclenchée, dans le dos des manifestants sur lesquels on tirait à la mitraillette. J'ai vu les gens crier, tomber, dans un chaos indescriptible. Une jeune femme, au premier rang, portant un blouson de cuir sur le bras, s'est écroulée non loin de moi. Le sol était jonché de cadavres et de blessés dont les cris et les râles me déchiraient l'âme tandis que je restais pétrifié d'horreur.

Quand les tirs ont cessé, après une douzaine de minutes dans un non-temps qui ressemblait à l'Enfer, je me suis précipité pour porter secours, comme bien d'autres et j'ai appris, par des clameurs de désespoir, que le comble de l'abomination avait été commis dans le magasin Prénatal, où on venait de découvrir entre autres victimes poursuivies et abattues à bout portant, une jeune femme et son bébé.

J'ai constaté, avec l'impression affreuse de vivre là un exécrable cauchemar, que les militaires présents dans les rues adjacentes étaient, en majorité, de type maghrébin, alors qu'à l'époque , tous les jeunes appelés algériens étaient mutés d'office, soit en métropole, soit en Allemagne.

L'évocation de ces évènements, ci-dessus cités, fait saigner en moi des blessures incicatrisables dont la première réside dans le fait d'avoir été le témoin oculaire d'un massacre de patriotes français, qui voulaient seulement au son de l'hymne national, marquer leur attachement à la Mère-Patrie et qui, pacifiques et désarmés, ont été lâchement assassinés par celle-là même à laquelle s'adressait leur ferveur.

Français d'Algérie, nous aurions tous volontiers donné notre vie pour la France, affrontant tous les périls, prêts à tomber sous les plis du drapeau tricolore, comme dans toutes les guerres au cours desquelles nous avions toujours répondu présents.

Dernièrement à la télévision, chacun a pu voir un ancien résistant, parlant de l'affaire Touvier, s'exprimer sur la douleur et l'indignation de Français, condamnés à mort et exécutés par des Français et tous ceux qui l'ont entendu ont été bouleversés par ses paroles.

Comment qualifier alors le machiavélisme d'un pays qui a osé condamné ses fils les plus fervents à mourir, lâchement exécutés par des balles françaises tirées dans le dos ? Mon vœu, et le seul, concerne le triomphe de la vérité malgré l'occultation de nos dirigeants qui ne pourra durer éternellement.

Le Gouvernement français a cru bon de prolonger de 70 ans la prescription sur la diffusion de nos archives. Dans l'Eternité Divine, 70 ans représentent un laps de temps très court après lequel nos descendants pourront vois les prétendus héros, aujourd'hui célébrés, répondre à titre posthume de crime contre l'humanité pour l'infanticide odieux qu'ils ont cru pouvoir perpétrer en toute impunité et les évènements sanglants qui, encore aujourd'hui, en découlent.Je vous remercie sincèrement pour la mise en exergue de notre martyr. 

Et vous prie d'accepter, Chère Madame, l'expression de mes respectueux hommages.

[1] Il s'agit de Natalys


4 - Témoignage de Suzanne CAZE AVELIN,


ancienne camarade d'école de Simone..., la jeune femme assassinée avec son bébé.

Fille de Paul Caze, bijoutier graveur, 7 rue Dumont d'Urville à Alger, ma famille habitait 6 rue d'Isly et j'ai fait mes études primaires et secondaires à l'externat de l'Assomption, rue Rolland de Bussy.
Ceci pour vous situer le quartier d'Alger où j'ai résidé pendant plus de vingt ans.
Lors de l'abominable 26 mars 1962, je n'étais pas sur le terrain du massacre mais chez mes parents et nous entendions tous le crépitement continu des mitraillettes.

Nous avons appris, par la suite, que parmi les victimes se trouvait une de mes amies d'enfance, également ancienne élève de l'externat de l'Assomption, qui, habitant à la fin de la rue d'Isly, s'est trouvée au centre de la fusillade, avec son bébé de six mois dans les bras.
Il parait que cette jeune femme a voulu s'abriter, avec d'autres personnes, dans un magasin de puériculture dont la vitrine avait été brisée.
Tous ceux qui avaient cru trouver un refuge en ces lieux ont été poursuivis et abattus et au nombre des victimes se trouvait mon amie ainsi que le tout petit enfant dont elle avait pensé sauver la vie en le cachant dans une poussette en exposition.

Je ne sais pas ce que sont devenus les membres survivants de cette malheureuse famille. S'ils ont choisi l'anonymat, il ne m'appartient pas de dévoiler leur identité, mais je puis vous assurer que mon père a gravé les plaques mortuaires à la demande de Pompes funèbres Guye et que j'ai rencontré, au moment, les religieuses de notre ancienne école, bouleversées par cette tuerie dont l'horreur était encore accentuée par le fait qu'il s'agissait d'une personne que nous connaissions et aimions et d'un nourrisson.

Je préfère arrêter là ce témoignage que je vous avais promis car les commentaires déchirants que je pourrais ajouter risqueraient d'altérer la sobriété que je souhaite donner à cet écrit.
Madame Lopez, mère de Jean-Marc, relatait aussi ce tragique épisode de notre martyr dont elle était parfaitement au courant.
32 ans se sont écoulés mais mes yeux se brouillent encore de larmes et je n'ajouterai plus rien.

Pour Francine Dessaigne - Un crime sans assassins.

Suzanne Caze Avelin révèlera par la suite que les corps de cette jeune femme et de son bébé ont été rendus à la famille avec exigence de la plus totale discrétion et  interdiction de relier leurs deux morts à la tuerie du 26 mars.

Le magasin Natalys se trouve à l'angle de la rue d'Isly et de la rue Chanzy

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