5.31 - VAN den BROECK Georges 55 ans

J’aimerais rajouter ici à mon témoignage un élément qui n’a guère été rapporté par les témoins, mais qui, à mes yeux, renforce encore la certitude que le massacre était prémédité. Lorsque je suis passé à la hauteur de ces soldats, j’ai remarqué que l’un d’entre eux avait un poste de campagne sur le dos. Quelques instants à peine après, je me suis retourné et j’ai remarqué qu’il recevait un message. J’ai vu alors un effroi s’emparer de lui (c’était – je crois – un sous-officier). Immédiatement il s’est avancé vers le lieutenant et c’est précisément à ce moment-là que le tir s’est déclenché. J’ai toujours eu la conviction que c’était l’ordre d’ouvrir le feu qui venait d’être donné. S’il y avait eu la moindre enquête faite un peu sérieusement, cela aurait permis de dire si un ordre avait été donné.

Alors maintenant reste la question : pourquoi tous ces morts, pourquoi toutes ces souffrances, pourquoi tout ce sang, alors que ces hommes et ces femmes, qui gisaient sur la rue d’Isly ne s’étaient réunis en ce lundi de printemps qu’au nom de ce qu’il n’y avait pas si longtemps, le responsable suprême avait fait acclamer : l’Algérie française (discours de Mostaganem) Question encore plus poignante pour moi : mon propre père venait de tomber sous les balles . La réponse est, hélas, simple. Une semaine auparavant, des représentants du gouvernement français avaient signé avec l’ennemi une capitulation. Non pas une capitulation militaire, puisque, sur ce plan-là, tout le monde s’accorde à dire que la victoire était totale. Mais il y avait eu capitulation politique : l’Algérie était livrée à l’ennemi d’hier. Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que les « garanties » qui, soi-disant, étaient données à ceux qui voulaient continuer à vivre sur la terre algérienne étaient illusoires. Or, le gouvernement, qui venait ainsi de céder à toutes les demandes de l’ennemi ne pouvait pas accepter que sa signature soit remise en cause par tant d’habitants de ce beau territoire qui bientôt n’allait plus être français.
Dans ces circonstances, quel est le moyen le plus efficace de mettre fin à une telle opposition ? Exactement ce qu’a fait le gouvernement français, évidemment sur ordre du chef de l’exécutif : on attend la première occasion pour faire tirer sur une foule d’innocents et l’on fait de sorte que le bilan soit particulièrement lourd. Cela met fin à toutes velléités d’opposition. Mission accomplie, mon général (probablement au-delà de tout espoir, puisque tous les assassins de la rue d’Isly ont été immédiatement été décorés, dont une « Légion d’Honneur » pour le lieutenant qui commandait le détachement). Ainsi l’inimaginable était arrivé. L’armée française, en ce 26 mars 1962, avait massacré une centaine d’innocents et en avait blessé bien plus encore. Des centaines de familles étaient brisées à jamais. Ce soir-là, dans la peine et la douleur, nous avons compris que le haut responsable avait décidé de nous faire comprendre « par tous les moyens, je dis bien, par tous les moyens » pour ceux qui avaient échappé au massacre que le seul choix était entre « la valise ou le cercueil », vieille expression qui prenait une dimension nouvelle.

Élucubrations d’un jeune garçon de 18 ans, qui venait d’assister à l’assassinat de son propre père, vont peut-être penser certains lecteurs de ce témoignage. Jamais l’armée française n’aurait fait cela. Eh bien, pour ceux-là, voici l’ultime preuve que le massacre de la rue d’Isly était bien prémédité et qu’il avait bien pour but de mettre un terme à la résistance de tant d’hommes et de femmes qui croyaient encore en la parole donnée. Lorsque les familles de victimes ont demandé que les corps leur soient rendus afin d’organiser les obsèques, les autorités s’y sont opposées. On leur interdisait de faire ce que depuis des millénaires toutes les civilisations font : enterrer leurs morts dans la dignité. N’était-ce pas là pour nous tous l’ultime punition ? Nous n’avons eu que le droit de désigner un cimetière. Puis nous y avons été convoqués, un matin à une heure que nous n’avions pas choisie, pour procéder à une inhumation à la sauvette, en cachette presque, sans cérémonie religieuse. Les corps avaient été apportés dans la nuit, pendant le couvre-feu, par des camions militaires. Ainsi, mon père, qui souvent nous disait qu’à ses obsèques, il aurait droit aux Honneurs militaires, non seulement venait de mourir sous les balles françaises, mais encore cette même armée française dans laquelle il avait tant investi de sa vie, lui interdisait même la dignité dans ses obsèques. Il était officier supérieur de réserve de l’armée blindée – cavalerie, officier de la Légion d’honneur, officier du mérite militaire, croix de guerre 39-45 et croix de guerre des territoires d’opérations extérieures. Notre seule consolation, à nous qui l’admirions tellement, c’est de savoir qu’il repose dans ce petit coin de paradis que l’on dit réservé aux héros et aux martyrs.

C. Van den Broeck Dans Pieds noirs d’hier et d’aujourd’hui n°34 – mars 1993 www.piedsnoirs-aujourdhui.com

Monsieur Van den Broeck est aujourd’hui décédé. Il a rejoint son père dans ce petit coin de paradis réservé aux héros et aux martyrs où se sont réunis également tous nos martyrs du 26 mars. (Simone Gautier - avril 2008)

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