5.23 - MAILLE Gilbert 57 ans

1 - Lundi 25 mai 2009 Dr Paul MAILLE 30 430 Barjac

J’avais 22 ans et j’étais étudiant en médecine. J’avais deux frères, Jean-Jacques âgé de 17 ans et Claude âgé de 21 ans. Nous habitions au 2 bis de la rue Clauzel à Alger.

Depuis le 23 mars, nous savions que Bâb el Oued était bombardé et était à présent encerclé par l’armée et les gardes mobiles. Nous recevions des appels de détresse des gens de Bâb el Oued, des S.O.S. : « On nous tire dessus, on tire dans nos maisons, les avions nous tirent dessus avec des rockets…. ».

J’étais responsable de l’une des sections propagande de l’OAS du lycée EMILE FELIX GAUTIER, rue Hoche, à ALGER et le matin du 26 mars furent déposés, au siège de notre section, au lycée, des tracts appelant à manifester pacifiquement et à distribuer rapidement par les moyens habituels… Tous ces tracts ont été immédiatement dispersés sur tout le carrefour de l’Agha... Nous étions nombreux à les lancer à partir des terrasses des immeubles ce qui en assurait très vite la diffusion.

L’après-midi nous sommes partis au rendez-vous donné à la Grande Poste. Mon père suivait à distance la vingtaine d’étudiants regroupés dont je faisais partie avec mon frère cadet. Mon plus jeune frère et ma mère étaient restés à la maison. Nous sommes passés par la rue Michelet et nous n’avons rencontré aucun barrage. Il y avait énormément de monde. Les uns chantaient la Marseillaise, d’autres le chant des Africains. C’était une foule grave, concentrée et calme. Les gens étaient inquiets mais déterminés à faire lever le bouclage de Bâb el Oued, inconscients du danger possible. Arrivés au début de la rue d’Isly, après avoir dépassé les marches de la Grande Poste, nous nous sommes heurtés au barrage du lieutenant OUCHENE et de ses tirailleurs. Nous n’avons vu que des Arabes qui constituaient cette unité et cette constatation nous a paru suffisamment inquiétante pour tenter immédiatement de faire lâcher ce barrage... Ceux-ci semblaient terrorisés par la foule et semblaient ne pas savoir quoi faire. Le lieutenant Ouchène était blanc comme un linge, il transpirait, il avait peur, il criait « partez, sauvez-vous, sauvez-vous, ils vont vous tuer.., ils vont vous tuer … ».

Alors, spontanément, il a donné l’ordre d’ouvrir le barrage. Mon frère et moi, avec le petit groupe de jeunes qui nous accompagnait, nous nous sommes engouffrés dans la brèche et nous nous sommes mis à courir. Au ton, à l’accent, à l’attitude du Lieutenant Ouchène, nous avons pris conscience du danger. Aussitôt nous réalisons que nous entendons le crépitement des armes automatiques et le barrage se referme. Mon père n’a pas pu passer. Il nous a semblé que les tirs duraient longtemps, au moins dix minutes et même davantage tandis que nous nous sauvions. Les tirs étaient tantôt permanents, tantôt sporadiques ou en rafales tout le temps du retour. Nous avons fait le tour par le bas pour revenir chez nous rue Clauzel. C’est plus tard que nous avons réalisé que nous avions eu la vie sauve grâce au lieutenant Ouchène.

Arrivés chez nous, ma mère nous apprend que notre père n’est pas rentré. Alors, nous avons pensé que quelque chose de grave avait pu lui arriver. Je suis parti sans tarder à l’hôpital Mustapha avec Claude où, connaissant l’hôpital et le personnel, j’ai pu entrer sans difficulté. A un appariteur je demande si mon père fait partie des victimes. Il m’a reconnu. « Mon pauvre petit ! Ton père est là … ».

Les morts, étaient dénudés, empilés les uns sur les autres, il fallait tirer dessus, sur quatre, cinq, six rangées, dans les grands couloirs du service des urgences. Ils étaient lavés à grands jets d’eau, à cause du sang qui les maculait en grande abondance. C’était insoutenable. C’est là, sous les 2 corps qui le recouvraient, en troisième niveau, que j’ai reconnu mon père. La balle lui avait arraché l’œil gauche et une partie du crâne.

Et puis on nous a dit de revenir le lendemain. Le jour suivant, je suis revenu avec mon oncle, le beau-frère de mon père, sous-directeur de l’hôpital Mustapha. Nous avons apporté des vêtements pour l’habiller. On lui avait fait de gros pansements pour recouvrir ses plaies.

Et puis le surlendemain, on nous a convoqués à l’hôpital et nous sommes partis en convois au cimetière d’El Halia. Les cercueils étaient entassés sur des Dodges militaires et nous suivions en voitures particulières, encadrés par des half-tracks. A El Halia, il y avait juste le nombre de trous qui correspondaient au nombre des cercueils, bien alignés à 1,50 mètre de distance. On annonçait un nom et les familles s’avançaient. Les cercueils étaient alors ouverts et la famille devait attester de l’identité du corps puis il était refermé et descendu en terre et le trou était rebouché. Des croix étaient ensuite sommairement plantées sur chaque tumulus, des croix de bois avec le nom dessus.

Début avril, Claude, sursitaire, avait été contraint de s’enrôler tandis que Jean- Jacques, mineur, et moi-même, soutien de famille, avec ma mère, nous abandonnions définitivement l’Algérie, après 48h de chaîne pour trouver une place dans la caravelle qui nous conduirait à Nîmes. A Nîmes où nous dûmes être conduits par des gendarmes mobiles à travers une foule tout juste contenue par des grillages de fortune, qui nous invectivait, nous crachant au visage et nous lançant des galets du chemin. Nous fûmes rejoints à un accès dérobé par l’oncle EDMOND, le frère aîné de GILBERT mon père, venu s’installer à Villeneuve lès Avignon quelques années plus tôt, en retraite. Nous n’avions avec nous pas d’autre bagage qu’une seule valise dans laquelle nous n’avions entassé que quelques souvenirs et nos papiers dans les plis de 2 ou 3 chemises ou sous-vêtements. Nous avions tout perdu et tout abandonné tandis que le prix du voyage avait englouti la quasi-totalité des économies de ma mère.

Pendant des mois nous ne devions survivre que de l’aide de nos proches qui nous hébergeaient en attendant la bourse d’étudiant réclamée et la pension de réversion due à ma mère qu’elle ne touchera que 6 mois plus tard, (l’administration n’étant pas enclin à faire du zèle dans cette circonstance), l’équivalent d’un peu moins d’un SMIG. Jean- Jacques décide alors de devancer l’appel et de s’engager à 18 ans dans l’armée de l’air tandis que je m’installe à l’internat de l’hôpital d’Avignon où je suis hébergé en qualité de Faisant Fonction d’ Interne, poste possible car j’avais quitté Alger après avoir passé le diplôme d’externe des hôpitaux. Ainsi ma mère pouvait vivre de sa pension.

Maman devait décéder fin 1991, d’accident. Elle a voulu être incinérée. Son urne a été conservée par Jean Jacques. En 2006, nous avons mis les cendres de notre mère dans une urne pour la ramener en Algérie près de son mari. Notre oncle Pierre, le directeur d’hôpital, avait pris les coordonnées de l’emplacement de la tombe de notre père et le curé de Saint Geniès des Mourgues, un Pied-noir, retourné en pèlerinage en Algérie il y a une quinzaine d’années, avait repéré l’emplacement des tombes à El Halia. La croix était encore visible. Mais en ce qui concerne notre mère, mon frère et Maître Cavana de l’ASCA et le docteur Paillon, n’ont plus rien trouvé du tout.

L’urne fut tout de même ensevelie approximativement à l’endroit où l’on avait situé la sépulture de notre père et, sur cet emplacement fut érigée par les soins de l’association de Maître Cavana une pierre tombale avec leurs deux noms.

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