5.12 - FERRANDIS Renée 23 ans

1 - Témoignage de Monique Ferrandis sa sœur

Je m'appelle Monique Ferrandis. J'ai été blessée le 26 mars 1962 et je vais essayer de vous raconter ce que j'ai vécu.

A la télé, Christian Fouchet avait dit ce jour-là: "la manifestation est interdite et sera réprimée par tous les moyens." En effet, ils ont mis tous les moyens pour nous réprimer. Ils ont osé donner ordre à l'armée française de tirer sur la population, sur des femmes, sur des enfants, sur des hommes qui n'avaient rien fait, qui venaient simplement soutenir le quartier de Bâb el Oued, assiégé par les forces de l'ordre. Ils ont osé en effet tiré sur des innocents : ma sœur Renée, 23 ans, a été tuée de deux balles dans la tête, ma sœur Annie, 17 ans, a été blessée d'une balle dans le ventre et moi-même j'ai été blessée grièvement puisque j'ai reçu trois balles, je n'avais que 19 ans et demi.

Il y avait de nombreux barrages mais aucun ne nous a fait de difficultés pour nous laisser passer, bien au contraire puisqu'en riant ils nous disaient "Oh si vous forcez le barrage, on vous laissera passer!". Mais il n'y avait même pas besoin de le faire, les barricades s'ouvraient et on passait. Tout au long du chemin cela a été comme ça ... ils ne nous ont rien dit. Nous avons monté la rue Charras. Au début de la rue d'Isly, à la hauteur de la banque du Crédit foncier, il y avait un cordon de militaires, en kaki, avec le casque comme s'ils étaient en guerre avec le filet par dessus. Il n'avait pas de signe distinctif donc je ne peux pas dire de quelle arme ils faisaient partie. Nous étions à cet endroit-là et ma sœur Renée a commencé à discuter avec un jeune officier ou sous-officier du cordon de police. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Nous étions donc à hauteur du Crédit foncier, en bordure du trottoir. J'ai commencé à regarder autour de moi à la recherche de mon amie Jacqueline Cazayous avec qui j'avais rendez-vous. Malheureusement le lendemain j'ai appris, qu'elle aussi avait été tuée.. la pauvre. Elle n'avait pas 20 ans. Mon regard alors parcouru le cordon de militaires, et tout à coup, j'ai vu, d'une arme sortir des flammèches bleues ..... ça avait suffi pour que je comprenne qu'ils avaient osé tirer. Après j'ai entendu le bruit de tonnerre qu'a fait l'arme.

Les gens se sont mis à courir et à ce moment-là j'ai entendu d'autres armes  comme une réponse à ce qui venait de se passer. J'ai regardé d'abord si je voyais mes sœurs Renée et  Annie. Ne les ayant pas vues j'ai pensé qu'elles s'étaient mises à l'abri. J'ai couru avec les autres en direction de la banque et je me suis jetée à plat ventre sur le trottoir. Il n'y avait pas longtemps que j'étais allongée, je sentais les balles qui passaient au-dessus, qui s'enfonçaient dans le mur, et j'ai été touchée, j'ai senti une brûlure atroce dans la fesse gauche, une brûlure qui s'est irradiée dans mon ventre, qui m'a fait énormément souffrir immédiatement. J'avais le bassin pris dans un étau... lourd avec une brûlure. J'ai appris plus tard que c'était une balle explosive. J'ai d'ailleurs toujours des éclats dans le bassin. J'ai rampé un peu vers le mur, à plat ventre, en essayant d'avancer pour me mettre un peu plus à l'abri.

J'ai été blessée à ce moment-là, de la deuxième balle qui m'a fait exploser le pied droit. La balle est rentrée sous le pied et, en répercutant par terre, elle a fait exploser le pied qui n'était plus que de la charpie, une bouillie atroce. Je me suis retournée sur le dos, je ne voulais pas mourir comme ça, je voulais regarder le soleil, le ciel, avant de ... parce que j'étais persuadée que j'allais mourir. Et puis je me suis dit :"c'est bête, c'est bête, tu n'as pas 20 ans, tu ne verras pas la fin de la guerre d'Algérie .."" Pendant que je me retournais, des personnes à côté de moi m'ont dit de ne pas bouger, sinon ils allaient m'achever. Et j'ai attendu, j'ai attendu que la fusillade cesse. Ça a duré pour moi une éternité parce que comme ça, d'entendre les détonations j'avais une peur ... j'étais angoissée, j'étais, comment dire paniquée, paniquée par ce qui se passait, par ce qui nous arrivait, je n'aurais jamais imaginé qu'une chose pareille puisse survenir, que l'armée nous tirerait dessus.

J'ai entendu des voix qui criaient :"arrêtez, arrêtez ! ne tirez  plus"  plusieurs fois. Mais malheureusement ça continuait. J'avais pratiquement la tête contre le mur du Crédit foncier et je regardais ces impacts de balle s'enfoncer dans le mur. Et puis d'un seul coup la fusillade a cessé comme elle avait commencé.  Des gens se sont ... ceux qui n'étaient pas blessés naturellement, se sont levés, ils sont partis en courant. Moi, malheureusement  je n'arrivais pas à bouger, j'étais ankylosée. Je regardais encore mon pied, vraiment il n'avait plus ... forme humaine. Tant bien que mal en m'agrippant au mur , j'ai réussi à me soulever. Je me suis redressée sur mon pied gauche, la jambe pendante. J'ai oublié de vous dire que j'avais reçu une troisième balle toujours dans cette même jambe, la jambe droite et cette balle avait cassé le fémur en traversant la jambe. J'avais réussi à me redresser et j'ai essayé de me sauver. Malheureusement je n'avais pas beaucoup de force, mais j'en avais quand même assez pour sauter par dessus les cadavres, par-dessus les personnes qui avaient été tuées, il y en avait beaucoup contre le Crédit foncier. A  un moment donné, je me suis arrêtée parce que j'avais vu une femme avec les cheveux blonds courts, avec un manteau blanc et cette femme , je ne sais pas pourquoi , je n'ai pas eu le courage de sauter par-dessus. Elle était à plat ventre elle ne bougeait pas. Je l'ai contournée en sautant toujours sur un pied et je me suis dirigée vers l'entrée de la porte de Crédit foncier.

Il y avait déjà des personnes agglutinées donc je ne pouvais pas me mettre à l'abri, j'ai continué à sauter en me dirigeant vers le centre de tri. Arrivée à hauteur du boulevard Bugeaud, il y avait un cordon de CRS ou de gardes mobiles. (Il s'agit plus probablement du barrage de tirailleurs Bugeaud). Quand je les ai vus, j'ai pris peur, j'ai voulu courir, j'ai posé mon pied droit par terre, enfin ce qu'il en restait. Mon pied a glissé et je me suis affalée. Je n'avais plus de force, il m'a été impossible de me relever. Je me suis assise avec difficultés, j'ai tourné le dos au cordon de police, car j'avais peur de les regarder, je ne voulais pas voir s'ils me tiraient dessus, donc je leur tournais le dos. J'ai entendu la voix de ma sœur qui m'appelait. je lui ai répondu en lui disant où j'étais. De l'endroit où elle se trouvait (à hauteur du Crédit foncier), elle m'a crié :"Ils ont tué Renée, Renée est morte! Elle ne bouge plus".

J'ai cru à ce moment-là que tout s'obscurcissait, tout devenait gris,  quelque chose me tombait dessus. On dit souvent bêtement qu'on a l'impression que le ciel nous tombe sur la tête, c'est ce que j'ai éprouvé, une oppression énorme, une angoisse encore plus insupportable. Et puis j'ai eu mal, très mal, j'ai eu l'impression que ma vue même s'obscurcissait. J'ai dit à ma sœur de venir près de moi, ce qu'elle a fait, je lui ai dit "tu es sûre, tu es sûre qu'elle ne bouge plus ? tu es sûre?" Elle m'a répondu :"oui, je l'ai secouée, je l'ai appelée, elle ne m'a pas répondu." Alors je lui ai dit :"va te mettre à l'abri, ils vont encore peut-être tirer". "Mets-toi à l'abri". Elle m'a répondu que si je ne bougeais pas, si je ne venais pas, elle resterait avec moi. A ce moment-là, des jeunes gens qui venaient porter secours aux blessés sont passés, ils m'ont transportée jusque dans le centre de tri où ils m'ont installée sur des sacs postaux.  Je perdais mon sang en abondance, je me sentais de plus en plus faible, j'avais froid, j'avais mal partout. J'ai demandé un garrot à la jambe droite au-dessus de la blessure du fémur et quelqu'un l'a fait avec sa cravate. Ensuite un monsieur est venu, il avait un pull genre jacquard, il s'est installé près de moi, il m'a prise dans ses bras et m'a serrée contre lui, et il m'a gardé comme cela, comme pour me protéger, jusqu'à l'arrivée des pompiers.


VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux

Ma sœur Annie était près de moi et nous avions été rejointes par deux amies à elle, Geneviève et Babette, des jumelles dont l'une avait été blessée. Ensuite un camion est venu, un camion bâché, on m'a mise sur une civière, cette civière sur le plancher du camion et puis les blessés sont montés ou ont été aidés. On nous a transportés jusqu'à l'hôpital de Mustapha. Pendant tout le trajet  je souffrais atrocement, je fermais les yeux et à chaque fois ma sœur Annie disait :"Monique ouvre les yeux". Elle avait peur que je meurs, elle ne voulait pas me voir les yeux fermés. Nous sommes arrivés à l'hôpital, on m'a donné les premiers soins. Je sentais la vie partir, j'avais de plus en plus froid, je savais que c'était grave. On m'a fait une perfusion, on m'a mis des couvertures pour me réchauffer mais il n'y avait rien à faire. On m'a transportée aux urgences et là on m'a fait des transfusions ... et j'ai vu arriver mes parents. C'est un moment atroce, ils ne savaient pas que nous étions blessées, ils avaient entendu dire que ma sœur Renée, elle, avait été blessée et ils la recherchaient. En la cherchant ils étaient tombés sur Annie et moi. Maman en larmes a dit :"Comment vous aussi ? Et Renée ?"Je n'ai pas eu le courage de leur avouer que ma sœur Renée n'était plus là, qu'ils avaient perdu une de leurs filles. J'ai répondu "je ne sais pas". J'avais trop peur, j'avais une peine immense et de mon côté j'avais trop de chagrin pour pouvoir affronter le leur.

Pendant que mes parents partaient dans d'autres services nous avons été dirigées vers le centre Pierre et Marie Curie pour être opérées de toute urgence car tous les blocs opératoires à Mustapha étaient occupés. On nous a emmenées directement au bloc opératoire et on m'a endormie immédiatement pour m'éviter de trop grandes souffrances. Ma sœur Annie se trouvait dans le bloc opératoire à côté. Mon opération a duré plus de quatre heures. Le lendemain matin, quand je me suis réveillée, j'étais surprise de me trouver là. J'étais persuadée la veille que si je ne mourais pas, je serais au moins amputée. Or j'avais toujours mon pied droit. Les chirurgiens m'ont avertie que cela pouvait n'être malheureusement que provisoire car on ne savait pas l'évolution que cela aurait et que de toute façon l'amputation pouvait se produire. Pendant plusieurs jours j'ai vaincu dans cette angoisse-là, avoir le pied amputé à peu près jusqu'à la moitié du tibia. Et puis ça s'est rétabli, sauf qu'une partie de mon pied était nécrosé, il a fallu quand même m'amputer du deuxième orteil et j'avais perdu sous le choc de la balle plusieurs os (métatarses). Depuis d'ailleurs j'ai le pied complètement déformé.

Quelques jours plus tard, quarante-huit heures, je crois, la police est venue me poser des questions, me demander ce que j'avais vu. Alors je leur ai dit la vérité, j'avais vu un homme tirer, il faisait partie du barrage, il était de l'autre côté, à hauteur d'un bar qui se trouvait face au Crédit foncier (note: c'est le Derby). Ce militaire je l'ai vu, je le vois encore, je leur ai dit :"je l'ai vu tirer!" Ils ont essayé de me faire avouer qu'il y avait des hélicoptères  qui passaient et que le bruit des pales aurait pu faire croire que c'était un bruit de tir ... et que le militaire affolé aurait pu tirer... j'ai certifié que non, il n'y avait rien à ce moment-là, c'était délibérément que le militaire avait tiré. Je pense qu'il avait des ordres pour ne pas me croire. De toute façon, ils n'avaient pas l'air du tout convaincus de ce que je disais. Pourtant je sais ce que j'ai vu et je sais que c'est ce militaire-là qui est responsable de tout. Bien sûr il avait des ordres  mais les ordres, on n'est pas obligé de les exécuter, surtout pour tuer des innocents.

J'ai demandé ensuite au chirurgien qui m'avait opérée de me donner le balles qui m'avaient touchée. On m'a répondu que cela avait été saisi par les enquêteurs  et que je ne pouvais pas les avoir. Je pense qu'on voulait effacer toute trace prouvant que les militaires étaient responsables, que la France avait osé. Ca je ne peux pas oublier, je ne peux pas pardonner à ces gens-là. Comment peut-on! Comment un pays civilisé peut-il arriver à tirer sur sa population? Comment au nom d'une idée de fou, parce que je crois que c'était un fou qui nous dirigeait à cette époque-là, comment peut-on obéir aveuglément à des ordres ...

A partir de ce moment notre vie a été complètement bouleversée. Maman a été perdue dans son chagrin. Elle venait tous les jours nous voir, elle s'asseyait entre les deux lits, elle nous tenait la main, elle ne nous parlait pas. Elle était figée dans sa douleur, absente, les yeux au loin, tous les jours se passaient comme cela. Elle ne s'occupait même plus de ma petite sœur Nicole qui était restée à la maison et qui n'avait rien eu. Elle était incapable d'assumer quoi que ce soit. C'est mon père qui a tout pris en charge. Mon père ... qui a réussi, non pas à surmonter, mais à cacher le chagrin qu'il avait. Je l'ai vu pleurer, ça fait mal de voir pleurer son père, mais il a eu un courage surhumain, il a continué à s'occuper de tout.....

Voilà ... depuis ma vie a été une assez longue souffrance, je suis toujours en soins, j'ai toujours des problèmes, j'ai été réopérée récemment. Des blessures comme celles que j'ai reçues, on les garde toute sa vie, elles sont autant morales que physiques. Naturellement perdre une sœur dans des conditions pareilles, avoir une autre sœur blessée, être blessée soi-même, ce sont des épreuves qui ne s'oublient pas. Pas plus que je n'ai oublié le chagrin de mes parents, ils ont été brisés à jamais. .....
..... Je voudrais dire aussi que ma sœur Renée n'est pas morte sur le coup. Elle a été ramassée avec les autres blessés et elle aurait dit à quelqu'un :"Tu diras au revoir à Maman pour moi". Donc elle a su qu'elle allait mourir. A Mustapha on a essayé de la sauver par tous les moyens. Elle a été opérée. Malheureusement elle est morte sur la table d'opération. C'est surtout pour elle que je voudrais qu'on sache la vérité. Pour elle je voudrais que tous les blessés, tous les morts soient vengés.
Je vous ai aussi parlé de mon amie Jacqueline Cazayous qui a été aussi tuée ce jour-là. Je voudrais vous préciser également qu'elle était accompagnée par sa maman et une de ses plus jeunes sœurs. Sa maman a été grièvement blessée, sa sœur heureusement en a réchappé.

Notes de Francine Dessaigne :
"Lors d'une conversation téléphonique, j'ai demandé à Monique Ferrandis de préciser au mieux la position du premier tireur : elle se souvient d'avoir eu le bar du Derby dans son champ de vision, elle ne saurait dire si vraiment le tirailleur était juste devant ce café ou un peu plus loin mais, elle en est sûre, il se trouvait sur le même trottoir, celui des numéros impairs de la rue d'Isly.

Monique Ferrandis signale que la balle qu'elle a reçue dans la fesse s'est fractionnée en une multitude d'éclats à l'intérieur de l'abdomen sans n'avoir touché aucun os. Les radiographies en font foi. A quelques mètres de là, Gilbert Alcaydé recevait une balle qui se fragmentait aussi dans l'abdomen sans n'avoir touché aucun os. Dans le même axe sous l'horloge de la poste, des agents de police constataient que les coussins de leur voiture étaient criblés de petits trous et ils en concluaient que des balles explosives avaient été employées. Sans être spécialiste en armement on peut en effet penser qu'un tirailleur, au moins, était en possession de munitions assez "spéciales"......
...... En tous cas, il est fort peu probable que deux des balles qui ont blessé Monique Ferrandis et Gilbert Alcaydé, ainsi que celles qui ont atteint la voiture garée sous l'horloge de la poste, aient été comptabilisées.

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VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux


2 - Témoignage d'Annie France Ferrandis épouse Garnier - sa sœur

Annie France avait 17 ans au moment des faits.

"Je m'étais rendue, accompagnée de mes sœurs, à la manifestation du 26 mars. Peu après avoir quitté notre appartement dans le quartier du Champ de manœuvres, nous avions rencontré un premier barrage. Des camons militaires stationnaient en travers de la route mais un espace suffisant pour passer était laissé libre, et les militaires n'avaient rien fait pour nous inciter à revenir sur nos pas. Nous avons rencontré d'autres barrages ensuite, sans y prêter aucune attention, car tous nous laissaient un espace suffisant. En passant par la rue Charras nous rejoignîmes le plateau des Glières sans encombre.

Les évènements de l'époque étaient tristes mais il faisait si beau, et il y avait tant de joie de vivre en nous ... nous avions l'impression de participer à une kermesse. Sans se connaître les gens se parlaient familièrement et s'adressaient aussi aux soldats.

Nous arrivons devant l'entrée de la rue d'Isly quand des militaires nous barrèrent le chemin. Je voyais s'éloigner les gens qui nous précédaient auparavant. Nous étions donc au premier rang, à ma droite un pas devant moi, ma sœur aînée Renée, à ma gauche, une dame, puis ma sœur Monique. Cette dame pleurait :"Laissez-moi passer, mon mari et mon fils sont enfermés à Bâb el Oued". Elle faisait peine à voir, je posai mon bras sur ses épaules , disant, "ne pleurez pas, ils vont nous laisser passer. Je regardais le militaire qui me faisait face. C'était un très jeune homme, plutôt blond avec une petite moustache claire. Il me semble que je le revois encore. Ce garçon était beau, il me paraissait charmant et, dans ma naïveté de jeune fille, j'espérais qu'il allait nous comprendre et nous permettre de continuer notre route. Pendant que je parlais , je me rends compte qu'un grand silence s'était fait, plus aucune conversation , un silence étrange. J'eus l'impression que ma voix, pourtant faible résonnait très fort et que tout le monde allait m'entendre.

A ce moment, je vis juste à côté de ce soldat, un militaire, musulman à mon avis, faire un pas en arrière, armer son fusil et se mettre à tirer dans notre direction. Je ne saurai dire si son arme était un F.M. ou un P.M. car je ne m'y connaissais pas. Des flammes bleues sortaient du canon. Et ce canon n'était pas dirigé vers le ciel. J'étais absolument certaine qu'aucun tir n'était parti des fenêtres, cela je peux le jurer. Une panique générale s'ensuivit. Je dégageais mon bras comme je le pus et je courus, courbée pour ne pas être atteinte par les balles, vers le trottoir du côté du Crédit foncier. Ma sœur Renée courait devant moi, je l'appelai, elle tendit la main en arrière vers moi, je la rattrapai par son manteau et nous nous jetâmes ensemble au sol sur le trottoir devant le Crédit foncier. Je ne voyais plus Monique ni la dame que j'avais tenu par le bras, je ne sais pas si celle-ci a échappé à la tuerie. Le temps me parut interminable. J'étais affolée .... il y eut un arrêt j'entendis : "Halte au feu" puis cela recommença. C'est alors que je ressentis une brûlure et je compris que j'étais blessée. Une balle entrée dans la fesse, s'était logée dans le ventre. Les balles sifflaient au-dessus de ma tête, je ne bougeais plus, me cachais le visage dans le manteau de ma sœur pour ne pas voir la mort.

Le feu cessa enfin. Tout d'abord personne ne bougea, il y eut le silence. Un homme remua près de moi, de plus en plus. Je luis dis :"Ne bougez pas, ils vont nous achever".
"Je suis blessé, j'ai mal!"
" Moi aussi, j'ai mal, répondis-je". Un Monsieur, blessé, s'agrippant au mur de la banque, essayait de se remettre sur ses jambes, les militaires ne tirèrent pas. Cela me donna le courage de me relever. Voulant porter secours à ma sœur, je la soulevai. A cause de ma propre blessure et, parce qu'elle n'avait hélas plus aucune réaction, elle me paraissait terriblement lourde. Je parvins à la mettre sur les genoux. Sa tête retomba en arrière. Les yeux de Renée étaient de couleur noisette. A ce moment-là, sans doute le ciel, s'y reflétait-il, je les vis grands ouverts et très bleus. Ce dernier regard m'impressionna plus que tout.

J'appelai  l'homme qui était près du mur pour qu'il m'aide à soutenir Renée et qu'il m'aide à l'emporter.
"Qu'est-ce qu'elle a demanda-t-il ?"
"Elle est morte". "
Alors il faut la laisser et vous sauver".
Je ne pouvais me résoudre à abandonner ma sœur, morte dans la rue. Je regardais autour de moi, éperdue; sur le trottoir, sur la route, partout des morts! Les militaires s'étaient repliés sur l'autre trottoir. Je hurlais vers eux : "Pourquoi, vous l'avez tuée ? Elle ne vous avez rien fait! Elle voulait rester française!".
Je leur dis encore :"Vous êtes tous des assassins!".
On aurait cru qu'ils ne me voyaient même pas, qu'ils ne m'entendaient pas, pourtant ils regardaient dans ma direction. Je cherchai Monique des yeux sans pouvoir me résoudre à abandonner ma sœur Renée et je la trouvais couchée un peu plus loin sur la place de la Poste. Je lui criai : "ils ont tué Renée!. Je ne sais pas si elle comprit, elle voulait que je vienne la relever, gravement blessée aux jambes, elle ne pouvait plus bouger. Je m'étais approchée d'elle, péniblement car ma blessure me brûlait le ventre. Au même moment, plusieurs hommes arrivèrent, la prirent dans leurs bras et l'emmenèrent. Au fond de l'impasse de la Poste il y avait un dépôt fermé par un rideau de fer. Le rideau se souleva, ils hissèrent Monique à l'intérieur. Je suivis. Au loin, on entendait des explosions. On nous avait installées sur des sacs postaux, le temps passait. Il y avait plusieurs blessés à cet endroit  et aucun infirmier, aucun médecin. Monique perdait tout son sang et j'avais peur de la voir mourir elle aussi. Je demandais à un homme de la soigner, il ne savait comment s'y prendre. Je luis dis de faire un garrot avec sa cravate. Deux hommes soutenant un pompier blessé entrèrent. Le pompier nous expliqua que les militaires avaient tiré sur eux. Enfin un camion bâché se gara devant l'ouverture du dépôt et on nous transporta à l'intérieur. Nous fumes emmenées à l'hôpital.

Là c'était affreux. Il y avait des blessés partout. On m'avait mise sur un lit de camp à côté de Monique. Mes parents arrivèrent. Bien sûr, ils cherchaient Renée. Comment avouer ? Je prétendis que nous nous étions perdues dans la foule. Ils partirent la chercher dans d'autres salles. Je dis à un voisin qui les accompagnait : "je vous en supplie, ne laissez pas seuls". Il comprit tout de suite et les suivit.

Mon père trouva le corps de ma sœur à la morgue, dans la soirée. Il n'eut pas la force d'annoncer à ma mère tout de suite la terrible réalité et attendit le lendemain. Maman était restée toute la nuit à genoux devant une statue de la Vierge.

Il ne se passe guère de jour sans que j'y pense. Cette journée marquée au fer rouge dans ma poitrine ne pourra jamais s'effacer. Quelquefois, souvent même, je repense également à ces militaires qui me faisaient face quand je leur hurlais ma douleur, mon incompréhension..........

...... Rien ne fera revenir mos morts, mais si par nos témoignages le voile du silence était levé, alors là peut-être aurais-je l'impression d'avoir mis un léger baume sur cette blessure qui saigne encore.

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VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux

3 - Témoignage de Nicole Ferrandis la plus jeune sœur

(en cours de rédaction)

03
Extraits de "Un crime sans assassins"
Francine Dessaigne et Marie-Jeanne Rey
page 173 - page 176 - page 181

04

05
Croquis Jean Brua

06Plan de Gérard Lagarde

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