5.12 - FERRANDIS Renée 23 ans

VI - Les témoignages - Grande Poste Les familles, les amis, les journaux

Ma sœur Annie était près de moi et nous avions été rejointes par deux amies à elle, Geneviève et Babette, des jumelles dont l'une avait été blessée. Ensuite un camion est venu, un camion bâché, on m'a mise sur une civière, cette civière sur le plancher du camion et puis les blessés sont montés ou ont été aidés. On nous a transportés jusqu'à l'hôpital de Mustapha. Pendant tout le trajet  je souffrais atrocement, je fermais les yeux et à chaque fois ma sœur Annie disait :"Monique ouvre les yeux". Elle avait peur que je meurs, elle ne voulait pas me voir les yeux fermés. Nous sommes arrivés à l'hôpital, on m'a donné les premiers soins. Je sentais la vie partir, j'avais de plus en plus froid, je savais que c'était grave. On m'a fait une perfusion, on m'a mis des couvertures pour me réchauffer mais il n'y avait rien à faire. On m'a transportée aux urgences et là on m'a fait des transfusions ... et j'ai vu arriver mes parents. C'est un moment atroce, ils ne savaient pas que nous étions blessées, ils avaient entendu dire que ma sœur Renée, elle, avait été blessée et ils la recherchaient. En la cherchant ils étaient tombés sur Annie et moi. Maman en larmes a dit :"Comment vous aussi ? Et Renée ?"Je n'ai pas eu le courage de leur avouer que ma sœur Renée n'était plus là, qu'ils avaient perdu une de leurs filles. J'ai répondu "je ne sais pas". J'avais trop peur, j'avais une peine immense et de mon côté j'avais trop de chagrin pour pouvoir affronter le leur.

Pendant que mes parents partaient dans d'autres services nous avons été dirigées vers le centre Pierre et Marie Curie pour être opérées de toute urgence car tous les blocs opératoires à Mustapha étaient occupés. On nous a emmenées directement au bloc opératoire et on m'a endormie immédiatement pour m'éviter de trop grandes souffrances. Ma sœur Annie se trouvait dans le bloc opératoire à côté. Mon opération a duré plus de quatre heures. Le lendemain matin, quand je me suis réveillée, j'étais surprise de me trouver là. J'étais persuadée la veille que si je ne mourais pas, je serais au moins amputée. Or j'avais toujours mon pied droit. Les chirurgiens m'ont avertie que cela pouvait n'être malheureusement que provisoire car on ne savait pas l'évolution que cela aurait et que de toute façon l'amputation pouvait se produire. Pendant plusieurs jours j'ai vaincu dans cette angoisse-là, avoir le pied amputé à peu près jusqu'à la moitié du tibia. Et puis ça s'est rétabli, sauf qu'une partie de mon pied était nécrosé, il a fallu quand même m'amputer du deuxième orteil et j'avais perdu sous le choc de la balle plusieurs os (métatarses). Depuis d'ailleurs j'ai le pied complètement déformé.

Quelques jours plus tard, quarante-huit heures, je crois, la police est venue me poser des questions, me demander ce que j'avais vu. Alors je leur ai dit la vérité, j'avais vu un homme tirer, il faisait partie du barrage, il était de l'autre côté, à hauteur d'un bar qui se trouvait face au Crédit foncier (note: c'est le Derby). Ce militaire je l'ai vu, je le vois encore, je leur ai dit :"je l'ai vu tirer!" Ils ont essayé de me faire avouer qu'il y avait des hélicoptères  qui passaient et que le bruit des pales aurait pu faire croire que c'était un bruit de tir ... et que le militaire affolé aurait pu tirer... j'ai certifié que non, il n'y avait rien à ce moment-là, c'était délibérément que le militaire avait tiré. Je pense qu'il avait des ordres pour ne pas me croire. De toute façon, ils n'avaient pas l'air du tout convaincus de ce que je disais. Pourtant je sais ce que j'ai vu et je sais que c'est ce militaire-là qui est responsable de tout. Bien sûr il avait des ordres  mais les ordres, on n'est pas obligé de les exécuter, surtout pour tuer des innocents.

J'ai demandé ensuite au chirurgien qui m'avait opérée de me donner le balles qui m'avaient touchée. On m'a répondu que cela avait été saisi par les enquêteurs  et que je ne pouvais pas les avoir. Je pense qu'on voulait effacer toute trace prouvant que les militaires étaient responsables, que la France avait osé. Ca je ne peux pas oublier, je ne peux pas pardonner à ces gens-là. Comment peut-on! Comment un pays civilisé peut-il arriver à tirer sur sa population? Comment au nom d'une idée de fou, parce que je crois que c'était un fou qui nous dirigeait à cette époque-là, comment peut-on obéir aveuglément à des ordres ...

A partir de ce moment notre vie a été complètement bouleversée. Maman a été perdue dans son chagrin. Elle venait tous les jours nous voir, elle s'asseyait entre les deux lits, elle nous tenait la main, elle ne nous parlait pas. Elle était figée dans sa douleur, absente, les yeux au loin, tous les jours se passaient comme cela. Elle ne s'occupait même plus de ma petite sœur Nicole qui était restée à la maison et qui n'avait rien eu. Elle était incapable d'assumer quoi que ce soit. C'est mon père qui a tout pris en charge. Mon père ... qui a réussi, non pas à surmonter, mais à cacher le chagrin qu'il avait. Je l'ai vu pleurer, ça fait mal de voir pleurer son père, mais il a eu un courage surhumain, il a continué à s'occuper de tout.....

Voilà ... depuis ma vie a été une assez longue souffrance, je suis toujours en soins, j'ai toujours des problèmes, j'ai été réopérée récemment. Des blessures comme celles que j'ai reçues, on les garde toute sa vie, elles sont autant morales que physiques. Naturellement perdre une sœur dans des conditions pareilles, avoir une autre sœur blessée, être blessée soi-même, ce sont des épreuves qui ne s'oublient pas. Pas plus que je n'ai oublié le chagrin de mes parents, ils ont été brisés à jamais. .....
..... Je voudrais dire aussi que ma sœur Renée n'est pas morte sur le coup. Elle a été ramassée avec les autres blessés et elle aurait dit à quelqu'un :"Tu diras au revoir à Maman pour moi". Donc elle a su qu'elle allait mourir. A Mustapha on a essayé de la sauver par tous les moyens. Elle a été opérée. Malheureusement elle est morte sur la table d'opération. C'est surtout pour elle que je voudrais qu'on sache la vérité. Pour elle je voudrais que tous les blessés, tous les morts soient vengés.
Je vous ai aussi parlé de mon amie Jacqueline Cazayous qui a été aussi tuée ce jour-là. Je voudrais vous préciser également qu'elle était accompagnée par sa maman et une de ses plus jeunes sœurs. Sa maman a été grièvement blessée, sa sœur heureusement en a réchappé.

Notes de Francine Dessaigne :
"Lors d'une conversation téléphonique, j'ai demandé à Monique Ferrandis de préciser au mieux la position du premier tireur : elle se souvient d'avoir eu le bar du Derby dans son champ de vision, elle ne saurait dire si vraiment le tirailleur était juste devant ce café ou un peu plus loin mais, elle en est sûre, il se trouvait sur le même trottoir, celui des numéros impairs de la rue d'Isly.

Monique Ferrandis signale que la balle qu'elle a reçue dans la fesse s'est fractionnée en une multitude d'éclats à l'intérieur de l'abdomen sans n'avoir touché aucun os. Les radiographies en font foi. A quelques mètres de là, Gilbert Alcaydé recevait une balle qui se fragmentait aussi dans l'abdomen sans n'avoir touché aucun os. Dans le même axe sous l'horloge de la poste, des agents de police constataient que les coussins de leur voiture étaient criblés de petits trous et ils en concluaient que des balles explosives avaient été employées. Sans être spécialiste en armement on peut en effet penser qu'un tirailleur, au moins, était en possession de munitions assez "spéciales"......
...... En tous cas, il est fort peu probable que deux des balles qui ont blessé Monique Ferrandis et Gilbert Alcaydé, ainsi que celles qui ont atteint la voiture garée sous l'horloge de la poste, aient été comptabilisées.

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