2.1 - Bab el oued : "le paradis perdu devient l'enfer pour tous"

VI - Les témoignages - Bâb el Oued - Les assiégés

1 - Extrait de "Bab el Oued notre paradis perdu" de Gabriel Conesa journaliste -reporter (Journal d'Alger-Paris Match) 1970 - chez Robert Laffont
Envoi de John Franklin

2 - Extrait de "Un crime sans assassin" de Marie-Jeanne Rey -  Pages 43 et 44
De tous les quartiers populaires d’Alger, Bâb el Oued était le plus ancien et s’en faisait  gloire ...."Et pour tous ce fut l'enfer"

 

 

1 - Extrait de "Bab el Oued notre paradis perdu" de Gabriel Conesa journaliste -reporter (Journal d'Alger-Paris Match) 1970 - chez Robert Laffont


"Quand en 1954 éclate la rébellion du FLN, ma mère n’y compris rien. Elle n’y comprend rien encore aujourd’hui que tout est consommé, sauf à certains moments où son intuition lui fait prononcer une phrase étonnante de justesse et de profondeur. Elle n’a pas compris la rébellion, non par manque d’intelligence, mais par impossibilité de la comprendre. Elle qui est l’Algérie ne peut admettre que l’Algérie se révolte contre elle-même.

"Quand en 1954 éclate la rébellion du FLN, ma mère n’y compris rien. Elle n’y comprend rien encore aujourd’hui que tout est consommé, sauf à certains moments où son intuition lui fait prononcer une phrase étonnante de justesse et de profondeur. Elle n’a pas compris la rébellion, non par manque d’intelligence, mais par impossibilité de la comprendre. Elle qui est l’Algérie ne peut admettre que l’Algérie se révolte contre elle-même.

Elle a connu Bâb el Oued quand il n’était qu’un bidonville ; elle est montée dans la patache, le tramway à cheval, les galères routières s’en allant vers le sud ; elle a vu le port d’Alger s’ouvrir à des navires toujours plus gros ; elle était là quand  l’aérodrome poussiéreux d’Hussein-Dey s’est transporté à Maison-Blanche pour devenir aéroport international. Surtout, elle a vu les enfants d’immigrés misérables devenir instituteurs, contremaîtres, médecins, entrepreneurs et enrichir la sève  du pays. Elle a tremblé en les entendant courir aux frontières pour défendre la France, puis revenir pour fonder des familles n’ayant plus que des liens sentimentaux lointains avec leur patrie d’origine. Elle a laissé faire avec confiance quand ils ont pris en main les destinées de ce pays devenu le leur. Elle a vu l’Algérie s’arracher au bourbier maléfique de la Mitidja, s’installer au bord de la mer, allonger ses bras vers l’intérieur du pays, multiplier ses enfants, les nourrir, les loger, les veiller quand ils souffraient. Elle a vu cette Algérie heureuse de la tâche accomplie et frémissante d’impatience devant la tâche à accomplir.

Que dis-je, elle a vu cela ? Elle est cela. L’Algérie, c’est elle puisque ensemble, il y a 84 ans, elles sont parties de rien, ont traversé la misère et l’espérance, ont connu les premiers succès, les guerres, les deuils, qu’elles ont fait cette longue route en s’appuyant  l’une sur l’autre. L’Algérie n’est rien sans elle ; et sans l’Algérie, ma mère n’est rien.

C’est précisément ce que depuis des années on lui dit : l’Algérie, l’Algérie française, ça n’existe pas et ça n’a jamais existé. C’est un mythe !

Ma mère ouvre des yeux ronds et, une fois de plus, ne comprend pas. Elle aussi alors, elle est un mythe. Les enfants qu’elle a élevés au prix de tant de nuits d’insomnie ne vivent que dans son imagination. Moi-même, je n’ai jamais vu le jour. Quoi, un mirage des sables ? Tant de peines, de sacrifices et de malheurs pour un songe ? Elle aurait donc consacré 77 années de sa vie à un rêve, elle que je n’ai jamais vue fléchir, que je n’ai jamais vue renoncer, dont l’énergie reste l’exemple le plus précieux et peut être le seul de mon existence ? Cela est assurément une folie de ces gens qui rêvent en marchant et se bercent d’idées qui, comme les fleurs séchées, meurent dès qu’on les tire des livres où elles dormaient.

Aujourd’hui qu’elle est payée de ses efforts, que ses enfants sont grands, elle est ruinée une nouvelle fois. Après 77 années de lutte, elle se retrouve à son point de départ, sur la passerelle du navire de l’éternel exil. La prospérité de son pays est passée au-dessus de sa tête sans même poser un baiser sur ses cheveux. Sa vie, pétrie des grandes heures, des deuils et des espérances de l’Algérie, tient dans sa petite valise.

Ainsi sans même mesurer la gravité de son geste, la France en se séparant de l’Algérie, s’est amputé d’un membre. Mais elle s’est amputée sans anesthésie.

L’histoire de ma famille n’est pas intéressante. Elle n’a que la valeur d’un exemple répandu chez nous à des dizaines de milliers d’exemplaires.

La première fois que mon père a mis les pieds en France, c’était pour faire la guerre ; la première fois que j’ai mis les pieds en France, c’était pour aussi pour  faire la guerre. Pendant qu’il se battait, sa mère est morte ; pendant que je me battais, il est mort. Il avait choisi la France et cela nous coûta à tous les deux dix ans de nos vies dont sept de guerre.

Qui prétend nous enseigner la France ?

(nos remerciements à John Franklin)

 

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