2.2 - Compte-rendu d'enquête du Commissaire de police POTTIER

Dès 14 heures, des groupes de plus en plus nombreux composés de 100 à 200 personnes et où l’on remarqua des drapeaux tricolores, arrivent Plateau des Glières où le rassemblement devait avoir lieu avant « la marche pacifique » vers BAB-EL-OUED. D’où viennent ces manifestants et comment ont-ils pu parvenir à se rejoindre à cet endroit ? Ils viennent du Champ de Manœuvres, par la rue Sadi Carnot et le boulevard Baudin. Ce boulevard ne sera obstrué par le barrage CRS qu’aux environs de 14 heures 45, au dispositif de l’Agha. Ils viennent  également de la rue Michelet et de toutes ses rues transversales, en passant par la rue Charles Péguy.
Rue Charles Péguy se trouvait un barrage militaire constitué  de quelques soldats  et de véhicules placés en travers de la chaussée. Ces soldats de l’Infanterie de marine, européens en totalité, étaient commandés par un sous-lieutenant. Ce dispositif est demeuré étanche un court instant, à 14 heures comme l’a déclaré Alexandre BAUER, opérateur de prises de vues à la « Colombia Broadcasting System ». Cet opérateur se promenait et filmait rue Charles Péguy les premiers groupes arrêté à ce barrage qu’il n’avait pu lui-même franchir malgré sa qualité de journaliste déclinée à l’Officier. Il a suffit de quelques minutes de dialogues entre les manifestants et les soldats pour que ce dispositif devienne perméable, sous la pression amicale du cortège qui déjà se constituait par delà les camions. Les porteurs de drapeaux se placent en tête avec la plupart des jeunes gens , puis viennent les hommes, les femmes et quelques enfants d’une quinzaine d’années, venus des directions indiquées précédemment.  D’autres manifestants se joignent à eux et l’on peut estimer, comme l’ont vu MAZOYER Georges, journaliste à Paris Match et Yves COURRIERE de Radio Luxembourg, qui se trouvaient depuis 14 heures sur le balcon d’angle le plus élevé  de l’hôtel Albert 1er avenue Pasteur, que la foule comprenait 2.000 à 2.500 personnes, vers 14 heures 45, soit quelques minutes avant que ne se produisent les incidents graves qui vont suivre.
Aucun témoin ne remarque, dans cette foule, un signe de nervosité. Elle n’est pas tendue. On veut, avant tout, respecter « les consignes », faire un défilé vers Bab el Oued, en toute solidarité avec la population de ce quartier contrôlé depuis plusieurs jours par les forces de l’ordre. Des femmes et des enfants se trouvent dans le cortège ; il ne saurait être question de violences ni, semble-t-il de combat organisé. Quelques chants sont entonnés de temps à autre, notamment « LA MARSEILLAISE » et le « CHANT DES AFRICAINS ».

La voie d’accès en direction de Bab el Oued le plus facile apparemment s’offrant à cette foule est la rue d’Isly. Pourquoi ?
* Boulevard Carnot, au bas du square Laferrière, un barrage militaire est en place. Il est solide, étoffé, des camions sont en travers de la chaussée.
* Rue Alfred Lelluch se trouve également un barrage avec véhicules militaires et la valeur d’environ deux sections de tirailleurs algériens.
* Enfin Rampe Bugeaud, près de l’immeuble des chèques postaux  une section environ, des mêmes éléments militaires, barre le passage. Des fils barbelés sont disposés sur les trottoirs. Comment la rue d’Isly est-elle obstruée à ce moment ? Par une patrouille composée de dix militaires au plus, la plupart musulmans, à l’exception du Lieutenant qui commande et du radio. Il s’agit de tirailleurs algériens, certainement de la même unité que les autres.
* L’avenue Pasteur. Elle est libre, elle permet donc de passer du square Lafferrière à la rue d’Isly et d’aboutir derrière la patrouille interdisant cette artère, sans la moindre entrave.

Cet état de fait est établi et concrétisé par la photographie prise par M. DELBOT André, du Figaro, au bas de l’avenue Pasteur par laquelle une partie de la foule s’écoule, drapeaux en tête, sur toute la largeur  disponible, y compris sur les trottoirs. Le cortège se trouve massé au niveau des stations d’autobus, devant la Grande Poste et avant de découvrir la possibilité d’accès de l’avenue Pasteur, qui se trouve à une cinquantaine de mètres de là, plus haut dans le square, il se dirige vers le barrage de la rue d’Isly et s’arrête , face à celui-ci.

Le barrage en question n’est pas fixe, les soldats se tiennent tantôt en travers de la chaussée, entre l’Agence du Crédit Foncier et le café « Le Derby », tantôt se groupent sur le trottoir entre ce même débit et l’Agence Havas. Un groupe de manifestants, avec drapeaux, est déjà passé sans obstacle semble-t-il et s’est engagé rue d’Isly.

Au moment de l’approche du cortège plus important, les militaires se trouvent en travers de la chaussée, à 1 mètre 50 environ les uns des autres et font face, les armes à la main. Certains sont armés de fusils, un ou deux portent des pistolets mitrailleurs, et l’un, plus grand que les autres, au teint basané, particulièrement remarqué par les journalistes est muni d’une mitrailleuse portative. Il porte à son cou les bandes de cartouches. Plusieurs témoins ont vu les soldats manœuvrer les culasses des armes. L’officier tente de les contrôler individuellement, de les calmer, en faisant notamment relever les canons de plusieurs fusils. Au premier rang des manifestants, parme lequel se trouvent plusieurs femmes, un danger est pressenti et l’on se donne la main afin d’éviter un débordement massif, débordement qui ne manquerait pas d’être fatal. L’atmosphère est lourde, il n’y a cependant aucun cri, aucune insulte. Le climat se détend en partie, pourtant, car la conversation s’engage entre ceux qui paraissent diriger ce cortège et l’Officier. Ils essaient de persuader les soldats de leurs intentions pacifiques et demandent le passage. Quelques personnes qui se trouvent sur le trottoir et semblent du quartier, se mêlent à la discussion qui s’engage. C’est à cet instant que le Lieutenant déclare à plusieurs reprises : "Je vous en supplie, n’avancez pas, j’ai reçu ordre de faire tirer ". Des infiltrations se produisent cependant entre les soldats, le long des trottoirs, pendant ce dialogue. Les manifestants qui passent s’écoulent dans la rue d’Isly, le barrage est rompu et bientôt les soldats se trouveront sur les trottoirs, de chaque côté de la rue d’Isly, principalement du côté de l’Agence Havas. L’Officier discute, entouré de plusieurs personnes. Dans le même temps, une partie des manifestants, avec drapeaux descend l’avenue Pasteur totalement libre. Ils avaient fait diversion au premier contact du cortège et avaient découvert cette voie non barrée. Ce groupe est photographié de l’angle de la rue d’Isly, près de l’agence Havas par M. DELBOY André, reporter du Figaro. Un groupe d’une dizaine de tirailleurs algériens, tous musulmans qui venaient d’emprunter cette même avenue peu avant, une minute peut-être, aperçu par M. BAUER qui filmait d’un balcon à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue d’Isly, se place sur le trottoir, devant l’Agence Havas puis rejoint les éléments du premier barrage. Il s’agit certainement d’une patrouille venue de la partie haute du Plateau des Glières. Un second barrage se constitue alors rapidement et aussitôt le feu est déclenché par le dispositif, sans qu’un commandement n’eut retenti et sans aucune sommation préalable. M. DELBOY André venait de prendre son cliché. Il s’est trouvé dans le champ de tir mais a pu rejoindre l’hôtel Albert 1er sans être atteint.
Le tir est soudain, les coups de feu continus, provenant d’armes automatiques. Il semble que la première rafale est celle d’un pistolet mitrailleur, superposée par les coups des fusils et dominée immédiatement par les rafales violentes de la mitrailleuse portative.

Dans quelle direction les militaires du barrage tirent-ils ? Dans toutes celles s’offrant à eux, eu égard à la position qu’ils occupent :

*Ceux se trouvant sur le trottoir, côté Agence Havas ou au centre de la chaussée, tirent en direction de la Grande Poste, devant le Crédit foncier, près du bâtiment des chèques postaux et enfin vers le Plateau des Glières. Ils atteignent à ces endroits des personnes qui ne faisaient pas partie du cortège, des gens venus en badauds ou qui devisaient sur le trottoir de l’immeuble des P.T.T.

*Ceux se trouvant su le trottoir, côté Crédit Foncier tirent devant eux, dans la rue d’Isly, sur les manifestants qui viennent de passer. Au même instant des patrouilles de tirailleurs, stationnant Rampe Bugeaud montent en direction de la rue d’Isly, en tirant par les rues Chanzy et Gueydon. Une sorte de barrage se constitue rue d’Isly à hauteur du magasin « Marie Claire ». Les manifestants sont scindés en deux parties, l’une de ces parties est entre les deux barrages qui continuent à tirer. Le feu, très nourri, dure plus de cinq minutes.

Le second barrage venant de la Rampe Bugeaud est contraint de se disloquer pour échapper au feu du premier. Il tire néanmoins dans les deux sens, vers la Poste et vers la place Bugeaud. Au sein de la foule la panique est générale. Les manifestants cherchent refuge dans les couloirs d’immeubles dans les renfoncements des magasins derrière les piliers de la Grande Poste, derrière les arbres du Plateau des Glières. La plupart se jettent à terre où ils se trouvent. Beaucoup de personnes seront blessés ou tuées alors qu’elles sont couchées, par les tirs au raz du sol, notamment à l’angle de la rue d’Isly et de la rue Chanzy et devant la Poste. Les militaires atteignent à bout portant, les personnes les plus rapprochées, notamment  devant la façade du Crédit Foncier où des manifestants seront tués à terre. De nombreuses personnes sont atteintes dans les entrées des immeubles et dans les renfoncements des magasins " Jacques et Robert ", " Claverie " et " Natalys " rue d’Isly. A l’entrée du magasin " Claverie ", des personnes à terre contre la porte, ont été mitraillées sur place, par trois soldats musulmans qui s’étaient avancé là afin de se protéger du tir du second barrage. Un témoin y a été grièvement atteint alors qu’il tentait de pénétrer plus avant dans le magasin, dont la porte et l’une des vitrines avaient été brisées. De nombreuses victimes seront atteintes de dos, telle une employée des P.T.T., du service des Chèques Postaux, revenant de son travail et qui tentait de se rendre rue Gueydon. La Pharmacie du Soleil, rue d’Isly, présente plusieurs points d’impact sur ses vitrines. Ils proviennent des tirs de la rue Chanzy. Un projectile a brisé un lustre, au fond de l’officine. Dans le couloir contigu, M. BAUER filmait, couché à terre, à travers la vitre de la porte d’entrée. Il a nettement perçu les détonations des coups de feu tirés de cette rue, dans sa direction, et plusieurs manifestants ont été blessés au moment où ils pénétraient dans ce couloir pour y trouver refuge. Les vitrines des magasins subissent des dégâts du fait de la fusillade et des bousculades l’ayant suivie. Dans les magasins de tissus, notamment chez " Jacques et Robert " des morceaux d’étoffe seront prélevés pour donner les premiers soins. Il n’y aura pas de vol, contrairement aux rumeurs répandues. Une femme, blessée, est venue mourir dans le sous-sol du magasin Natalys. Elle n’a pas été poursuivie ni achevée là, contrairement aux mêmes rumeurs. Aucun coup de feu n’a été tiré à l’intérieur du magasin où aucun point d’impact n’est visible, ni aucune douille découverte. Il est environ 15 heures lorsque les rafales s’espacent. Certaines seront tirées en direction des personnes portant les premiers secours.

Le feu cesse enfin et les premières ambulances arrivent, secondées très efficacement, par l’aide spontanée des militaires du barrage de la rue Charles Péguy qui se mettent à la disposition des victimes avec leurs camions. M. BRAUER sort de son couloir pour terminer son film. Il est aperçu par un soldat musulman qui le menace de son arme. Un sous-lieutenant intervient et le reporter doit ouvrir son appareil et dérouler sa bobine à la lumière. Le soldat est toujours aussi agressif et une dame d’une cinquantaine d’années, Madame COZETTE (épouse du colonel COZETTE) doit s’interposer pour calmer définitivement le tirailleur et permettre au journaliste de gagner les bureaux de presse, 4 avenue Pasteur.

Une victime est découverte éloignée du lieu de la fusillade. Il s’agit de M. MAURY, domicilié 12 boulevard Baudin, qui a été tué par une balle tirée en direction du Plateau des Glières, alors qu’il se trouvait près du café « Le Coq Hardi », rue Charles Péguy.

Pendant la fusillade des incidents se produisaient près de là, derrière l’immeuble des PTT, rue Alfred Lelluch. Deux journalistes ont failli en être les victimes. Il s’agit de MM. D’ESTAINVILLE Charles, journaliste à Paris Match et Daniel CAMUS photographe au même journal. Ces reporters qui venaient de l’hôtel ALETTI, avaient l’intention de se rendre au début de la rue d’Isly. Ils ont abandonné leur véhicule rue Cavaignac et empruntaient à pieds la rue Alfred Lelluch au moment de la fusillade. Ils ont vu alors les tirailleurs placés derrière les camions du barrage de cette rue Lelluch, près du Plateau des Glières, se disperser sans ordre dans la rue Lelluch et dans les rues transversales. En tirant des rafales d’armes automatiques en direction des balcons manifestement vides. Menacés, les deux reporters ont dû se placer contre une entrée d’immeuble et ne plus faire un geste jusqu’à la fin de la fusillade de la rue d’Isly. Les officiers couraient après les soldats, arrachaient les chargeurs des armes et tentaient de rétablir l’ordre.

Aucun témoin, aucun journaliste n’a perçu la moindre détonation avant le déclenchement du feu par le barrage en question. Les auditions des concierges d’immeubles démontrent qu’aucun militaire, qu’aucun civil n’occupait une terrasse avant ou pendant la fusillade. Après cette dernière, plusieurs soldats se sont rendus sur la terrasse de l’immeuble de l’Agence H. Ils ont observé la rue un instant, puis, sans explications sont descendus. Les témoins, dont certains, se trouvaient dans les couloirs de la rue d’Isly, au niveau même du barrage, signalent l’impuissance des gradés, à faire couper le feu, malgré les appels réitérés. Une bande magnétique saisie semble confirmer ces déclarations. Elle a été enregistrée par les techniciens d’Europe n°1.

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